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P. PERRAULT

raisonnables ; s’ils gaspillent, ce sera au profit des miséreux. Pourquoi repousser un beau parti s’il se présente ? »

Et, accordant sa conduite avec ses idées, bonne maman s’était mise en frais d’amabilité, même à l’égard de Caroline !

Elle, qui jadis se refusait à quitter le logis, allait maintenant un jour sur deux faire la partie de bésigue chez les Saujon.

Cela avait amené quelques tiraillements.

« Ils sont devenus trop riches, laissez Mme Saujon faire les avances, bonne maman, je vous en prie, avait insisté Gaby.

— Ils sont en deuil, ma fille ; nous leur devons quelques égards, avait répondu Mme Lavaur.

— Le deuil de Mme Caroline… ses regrets !… »

Un éclat de rire de Gabrielle avait clos l’incident, sur lequel ni l’une ni l’autre n’avait jugé devoir revenir par la suite…

Ce soir-là, elles refirent le chemin tout à fait silencieuses.

L’énigmatique sourire de Pierre hantait Gaby. Pourquoi ?… Pourquoi se sentait-elle si triste qu’il y eût entre elle et lui cette toute petite chose, un sourire, qui resterait inexpliqué ?

Tant que dura le coucher de bonne maman, elle évita de creuser cette question. Elle ne fut que « ses yeux, sa mémoire et ses jambes ».

Mais, le chapitre de l’Imitation achevé, la veilleuse allumée, les pastilles de menthe et de réglisse disposées sur la table de nuit, le lit bien bordé, et les joues de la vieille dame, ces petites joues ridées, enfouies parmi les hautes garnitures d’un bonnet plissé à l’antique, baisées tendrement, Gabrielle passa dans sa chambre.

Contre son habitude, elle ferma la porte qui faisait communiquer les deux pièces ; puis, allant à sa fenêtre, elle l’ouvrit et s’y accouda.

Tout le jour, de son lever très matinal au moment du repos, elle ne faisait guère que changer d’occupations : travail, lecture à haute voix, musique, surveillance des domestiques ; le tout coupé des mille et mille petits soins à rendre à bonne maman, des visites à son vieil ami et à deux familles pauvres du voisinage, qu’elle avait en quelque sorte adoptées et secourait avec persévérance.

Mais, une fois bonne maman couchée, c’était fini, elle s’appartenait et vivait un moment en sa seule compagnie.

C’était son heure, à elle : l’heure des examens sévères, des résolutions courageuses, et aussi des envolées dans le rêve…

Il en savait long, le gros poirier qui allongeait ses rameaux tortus jusqu’à l’appui de la fenêtre ! Mais, s’il est un confident discret, c’est bien la bonne nature. Gabrielle pensait sous les étoiles avec la liberté d’une âme qui se sait entourée d’amis silencieux.

« Il veille… Comme il est bon ! » murmura-t-elle, apercevant, à travers les arbres, de la lumière dans la chambre de Greg, tandis que les fenêtres de Pierre, longtemps éclairées d’habitude, n’avaient pas cessé d’être dans l’ombre.

« Qu’est-ce qui a bien pu amener à ses lèvres ce sourire moqueur ? Moqueur… peut-être ne l’était-il pas ? C’est moi qui deviens d’une susceptibilité ridicule. Y avait-il dans ma question prétexte à sourire ? Car enfin on ne rit ni même on ne sourit de but en blanc sans une raison quelconque… Ah ! ce maudit argent ! Je sens qu’il nous sépare ; non de son fait, il ne paraît pas changé ; mais du mien. Je m’imagine toute sorte de choses… Est-ce de l’orgueil ? Il ne me semblait pas que je fusse orgueilleuse… »

Là, une longue pause…

Elle songeait :

« Au fait, qu’est-ce que je suis ? Se connaît-on jamais ? Je sens au fond de moi-même toute sorte d’aspirations vers le bien ; mon cœur se tourne aisément vers Dieu et l’invoque avec confiance… Entre lui et moi, je ne sens point de gros obstacles… non… mais… combien de petits ! Oserais-je prétendre que je ne suis pas égoïste, par exemple, et que, dans tous mes rêves, ce pauvre « moi », qui m’est si cher, ne tient pas la grande place ?… même parfois au détriment des autres… Si j’avais à