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Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/223

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ANDRÉ LAURIE

émeute sous le beau ciel du Midi ; bientôt la foule devient si houleuse, que les gardiens de la paix sont forcés d’intervenir. Ils veulent chasser les gamins, exiger le silence… Ah bien, oui !… pourchassée d’un côté, la racaille reparaît de l’autre ; des cris aigus, des injures s’échangent, quelques pierres sont lancées, et, par-dessus le tintamarre, retentit toujours la voix furieuse de l’éléphant, proclamant bien haut sa douleur et son ennui…

Au moment où l’agitation est à son comble, reparait soudain M. Massey, Colette à son bras ; ils sont suivis du père Campistrol. La rumeur publique les a avertis qu’il se passait quelque chose d’insolite dans le hangar, et Colette a voulu courir au secours de son ami. La foule s’écarte, le Marseillais ouvre la porte ; à peine Goliath a-t-il entrevu la gracieuse silhouette de Colette, nimbée d’or par les rayons du soleil, que sa fureur tombe ; et, courant à elle avec un murmure caressant, il lui témoigne d’une façon touchante la joie qu’il éprouve à la revoir…

« Tu ne peux pourtant pas te constituer gardienne de cette pauvre bête !… fait M. Massey fort perplexe. Voyons, tâche de lui faire comprendre la situation, puisqu’il t’écoute d’habitude comme une créature raisonnable…

— Mais oui, certes !… Il m’écoutera… Il est énervé par tout ce bruit, mon pauvre Goliath

— et vraiment ce n’est pas étonnant !… Jamais je n’ai rien imaginé de pareil !… » fait Colette, déjà pâlie et fatiguée par le vacarme des rues de Marseille, habituée qu’elle est aux grands espaces et à l’auguste silence du désert…

Et, flattant Goliath de la main, le raisonnant de sa douce voix, elle tâche de lui faire comprendre la nécessité de se résigner…

Mais Goliath, doux comme un agneau tant que sa chère Colette est auprès de lui, exhale un murmure inquiet dès qu’elle fait mine de s’éloigner, et la suit pas à pas avec une persistance inquiétante. S’il lui prend fantaisie de quitter le hangar à sa suite, comment l’en empêcher ?

« Il faudrait l’attacher, pardi ! fait le Marseillais, avec une bonne chaîne au pied…

— Mon éléphant n’est pas habitué à la chaîne, dit Colette vivement. Il ne la supporterait pas…

— Té ! il est enragé, donc ?

— Enragé !… Non, certes !…

— Eh bien alors ?… Quand les bêtes sont méchantes, il faut les mater, quoi !… »

Colette se détourne avec impatience de ce gros homme parfumé à l’ail qui parle si allègrement de « mater » Goliath ; et en ce moment la rumeur publique prévient M. Massey qu’un étranger de distinction demande l’honneur de l’entretenir au sujet de l’éléphant.

L’étranger en question est un grand diable de Yankee, chargé de bijoux, chaîne de montre, épingle de cravate et boutons de manchettes reluisants de pierres fines ; sans compter un lourd bracelet d’or qui orne son bras puissant. Il s’explique en peu de mots : manager d’un cirque à Chicago et venu dans les docks pour s’occuper de ses bagages, il a été témoin du débarquement de la famille, du triomphe de Goliath et de l’embarras subséquent de ses amis. Émerveillé de la beauté de l’animal, il n’hésite pas à offrir à M. Massey de le lui acheter pour la somme de dix mille dollars comptant…

Colette se récrie avec indignation :

« Goliath n’est pas à vendre !…

— Je ne dis pas que je n’irai pas plus loin, s’il le faut absolument…

— Mais, monsieur, croyez-vous donc que ce que j’en dis soit pour vous amener à surenchérir ? s’écria la jeune femme indignée.

— … J’en suis pour ce que j’ai dit — dix mille dollars comptant — qui sont une somme, assurément… Mais si une offre plus avantageuse a été faite, je demande à la connaître, afin d’aviser.

— Il n’a été fait aucune offre, monsieur ; et, y en eût-il cent, nous n’en accepterions aucune !…

— Dois-je considérer les paroles de ma dame comme définitives ? demande le Yankee en se tournant vers M. Massey.

— Mon Dieu, monsieur… vous me voyez en vérité assez indécis…

— Indécis, mon père ?… Comment ?… Pen-