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se rapprocher, faute de brise, à moins d’être remorqué par ses embarcations, ce qui eût occasionné une grosse fatigue.

Cependant M. Bourcart demeura toujours sur le qui-vive. La pirogue du lieutenant Allotte fut même envoyée en reconnaissance vers le nord-est. Elle revint sans avoir rien à signaler, ne s’étant pas aventurée d’une demi-lieue en direction du nord.

Au fond, peut-être, l’équipage n’eût-il pas été fâché d’en venir aux mains avec les Anglais. C’est de tradition chez les Français et surtout chez les marins. Ils songent encore à la revanche de Waterloo, ces braves gens ! Mais probablement, cette fois, le canon du Mont Saint-Jean ne se ferait pas entendre, et Wellington battrait en retraite vers la haute mer.

La besogne se continua dans d’excellentes conditions. M. Bourcart comptait que la moitié serait fondue pendant cette journée. Il avait donc l’espoir, si le vent se levait, de pouvoir appareiller dès le surlendemain avec deux cents barils de plus dans sa cale.

Une fois, cependant, vers quatre heures, il se produisit une alerte.

Le forgeron Thomas, embarqué dans le petit canot, était en train de consolider une des conassières du gouvernail, lorsqu’il crut entendre une sorte de clapotis du côté de l’ouest.

Était-ce un bruit d’avirons annonçant l’approche des pirogues du Repton… Les Anglais avaient-ils découvert la position du Saint-Enoch ?…

Le forgeron remonta aussitôt et prévint M. Bourcart. Qui sait si le moment n’était pas venu de décrocher les fusils au râtelier du carré, de se mettre sur la défensive ?

On suspendit le travail et les hommes occupés au dépeçage durent rembarquer.

À défaut des yeux, qui ne pouvaient rendre aucun service au milieu des vapeurs, les oreilles se tendirent. Un absolu silence régnait à bord. On laissa même tomber le feu de la cabousse, qui pétillait. Le plus léger bruit venu du large se fût fait entendre.

Quelques minutes s’écoulèrent. Aucune pirogue ne parut, et, de la part du capitaine King, c’eût été vraiment grande audace que de tenter l’attaque du Saint-Enoch dans ces conditions.

Bien que le brouillard, s’il gênait les Anglais d’autre part, leur eût permis de s’approcher sans être aperçus, ils devaient supposer que M. Bourcart se tiendrait sur ses gardes. Mais, répétait volontiers maître Ollive :

« Rien ne m’étonnerait de la part de John Bull ! »

Cependant, on ne tarda pas à le reconnaître, c’était une fausse alerte. Le clapotis ne pouvait provenir que de l’une de ces risées capricieuses qui passent à travers les brumes sans avoir la force de les dissiper. Il y eut même à constater que la brise cherchait à se lever, tout en ne se propageant que par souffles intermittents, sans direction fixe. À moins qu’elle ne fraîchît, le ciel resterait brouillé jusqu’au lever du soleil. À ces calmes, assez rares en cette saison et dans cette portion septentrionale de l’océan Pacifique, succéderaient probablement de grands mauvais temps. Il était à craindre que la navigation ne fût pas aussi favorisée qu’elle l’avait été en quittant Pétropavlovsk. Toutefois, comme le trois-mâts s’était toujours bien comporté pendant maintes tempêtes, sans jamais avoir éprouvé d’avaries graves, Jean-Marie Cabidoulin eût été mieux avisé en épargnant ses menaçantes histoires au Saint-Enoch, du Havre, capitaine Évariste-Simon Bourcart !

Après tout, pourquoi le navire ne retrouverait-il pas ses bonnes chances de la première campagne, et ne rencontrerait-il pas d’autres baleines qui permettraient de compléter le chargement avant de mouiller à Vancouver ?…

L’après-midi s’avançait. Vraisemblablement, cette nuit serait aussi obscure que la précédente. En tout cas, les précautions étaient prises, et, au retour du lieutenant Allotte, les pirogues avaient été rehissées à bord.

En somme, pour la besogne qui restait à faire, mieux valait que le Saint-Enoch fût encalminé pendant vingt-quatre heures encore, à la condition qu’un bon vent le poussât vers la côte américaine.