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Soudain, un peu avant cinq heures, des sifflements d’une extrême violence déchirèrent l’espace. En même temps, la mer fut extraordinairement troublée jusque dans ses couches profondes. Une immense nappe d’écume blanchit sa surface. Le Saint-Enoch, élevé sur le dos d’une énorme lame, fut secoué d’un roulis et d’un tangage des plus violents. Les voiles, qui pendaient sur leurs cargues, claquèrent à grand bruit, et l’équipage put craindre que toute la mâture ne vînt en bas.

Par bonne chance, le corps de la baleine, fortement maintenu le long du bord, ne se détacha pas, et ce fut miracle, tant la bande du navire avait été prononcée.

« Qu’est-ce donc ?… » s’était écrié M. Bourcart en s’élançant hors de sa cabine.

Puis il monta sur la dunette, où le second et les lieutenants se hâtèrent de le rejoindre.

« Ce doit être un raz de marée, déclara M. Heurtaux, et j’ai vu le moment où le Saint-Enoch allait engager…

— Oui… un raz de marée, répéta maître Ollive, car il n’y a pas de vent de quoi remplir mon chapeau…

— Mais, comme il pourrait être accompagné d’un grain, reprit le capitaine Bourcart, faites serrer toute la toile, Heurtaux… Il ne faut pas se laisser surprendre ! »

C’était prudent, et même opportun, et même pressant. En effet, à quelques minutes de là, le vent fraîchissait avec assez d’impétuosité pour refouler une partie des brumes vers le sud.

« Navire par bâbord derrière ! »

Ce cri, poussé par un des matelots accrochés dans les haubans de misaine, fit tourner tous les regards de ce côté.

Le navire signalé était-il le Repton ?…

C’était le navire anglais, à trois milles environ du Saint-Enoch.

« Toujours à la même place…, observa le lieutenant Coquebert.

— Comme nous à la nôtre…, répondit M. Bourcart.

— On dirait qu’il se prépare à larguer ses voiles…, remarqua le lieutenant Allotte.

— Pas de doute… il va appareiller…, déclara M. Heurtaux.

— Serait-ce donc pour venir sur nous ?… demanda le docteur Filhiol.

— Il en est bien capable !… s’écria maître Ollive.

— Nous verrons bien », se contenta de dire le capitaine Bourcart.

Et, sa longue-vue aux yeux, il ne cessait de la tenir en direction du baleinier anglais.

Il y avait tout lieu de croire que le capitaine King voulait profiter de la brise qui soufflait alors de l’est et lui permettrait de se rapprocher du Saint-Enoch. On voyait les hommes se paumoyer sur les vergues. Bientôt les huniers, la misaine, la brigantine, furent établis, amures à tribord, puis le grand et le petit foc qui facilitèrent l’abattée du Repton.

La question était de savoir s’il allait continuer sa route vers l’est en serrant le vent, afin de gagner quelque port de la Colombie britannique.

Non, telle n’était pas l’intention du capitaine King, à laquelle il eût été impossible de se méprendre. Le Repton, au lieu de mettre cap à l’est, marchait de manière à couper la route du Saint-Enoch.

« C’est à nous qu’il en a !… s’écria Romain Allotte. Il entend réclamer sa part de baleine !… Eh bien… il n’en aura pas même un bout de queue !… »

Ce que disait le lieutenant fut répété par l’équipage. Si le Repton venait attaquer le Saint-Enoch, il trouverait à qui parler !… On lui répondrait comme il convenait de répondre, à coups de fusil, de pistolet et de hache !…

Il était alors six heures et quelques minutes. Le soleil déclinait rapidement vers l’horizon un peu dans le sud-ouest. La mer restait dégagée de vapeurs du côté d’où soufflait la brise. On ne perdait pas un des mouvements du Repton, qui s’avançait à moyenne vitesse. En moins d’une demi-heure, il serait bord à bord avec le Saint-Enoch, à moins qu’il ne changeait sa barre.

En prévision d’une attaque, ordre fut donné de préparer les armes. On chargea les deux pierriers dont les baleiniers sont armés généralement.