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Ed. GRIMARD

« La belle Thétis, jalouse de ce que, à sa propre noce, Vénus eût remporté la pomme de la beauté, sans qu’on l’eût admise au concours, elle, la reine de la fête, résolut de s’en venger. Un jour donc que Vénus, toujours coquette et rieuse, étant descendue sur la partie du rivage des Gaules qu’on appelle aujourd’hui Normandie, se promenait sur la plage, cherchant des perles et des coquillages dont elle voulait se faire un collier, peut-être aussi un bracelet, un Triton (envoyé par Thétis) lui déroba sa pomme, qu’elle avait imprudemment déposée sur un rocher. Aussi tôt Thétis, enchantée de l’aventure, en sema les pépins dans les campagnes voisines, pour y perpétuer le souvenir de sa vengeance. Et voilà, disent les Gaulois celtiques, l’origine de tous les pommiers qui croissent dans notre pays. Vous dire quelle fut la fureur de Vénus, je n’oserai même pas l’essayer. Toujours est-il que la rancune des Immortelles ayant aussi longue durée qu’elles-mêmes, Vénus cherche encore, paraît-il, le bon vilain tour qu’elle pourrait jouer à sa rivale. »

Je n’ose vous garantir la réalité de ce récit ; mais ce qui paraît incontestable, c’est que le pommier, fils de nos régions tempérées, est un de nos végétaux indigènes par excellence qui, passant de nos bois dans nos jardins, s’est mis au service de l’homme et depuis lors n’a pas cessé de nous prodiguer ses bienfaits. Bienfaits n’est point trop dire. Qui ne connaît toutes les qualités de ce fruit excellent que l’on mange cru, que l’on mange cuit, que l’on mange sec, dont on fait marmelades, confitures, gelées, pâtes et sucreries de toutes sortes ? La médecine elle-même, revenant à des sentiments meilleurs, en fait des tisanes, après en avoir fait des potions et des spécifiques. Et le pommier, pour clore dignement une vie aussi utile, nous donne, en mourant, son bois, bois fin, serré, bien veiné dans les vieux arbres, et dont la teinte rougeâtre ressort admirablement dans les ouvrages de marqueterie.

Avons-nous tout dit ? Non, certes. Peut-on parler du pommier sans parler en même temps du cidre ? Le mot cidre, autrefois sidre, en italien sidro, vient du latin sicera, lequel est tiré du grec sikira, dont l’origine, enfin, est un mot hébreu désignant toute boisson fermentèe. Tertullien parle du cidre des Africains, et saint Jérôme atteste que ce breuvage fut connu des Hébreux.

Le bon cidre se fait au moyen du mélange intelligent de trois espèces de pommes : douces, acides et amères. Ces fruits, écrasés par une grande roue pesante qui tourne verticalement dans une auge circulaire, sont bientôt réduits en pâte qu’on place sous le pressoir, par couches superposées et séparées par de la paille ou de fortes toiles de crin. Des pressions progressives sont opérées. Les premières, les plus légères, donnent le cidre de première qualité, d’autant meilleur qu’il est pur ou à peu près : c’est le gros cidre. — Tandis que les autres pressions, opérées avec addition d’eau, donnent un produit plus faible : c’est le petit cidre.

Ces cidres, gros et petits, sont séparément versés dans des tonneaux, où ils fermentent tumultueusement, puis transvasés dans d’autres tonneaux plus petits, où la fermentation recommence, mais avec plus de modération. Un dernier transvasement est généralement opéré, soit dans des fûts, soit dans des bouteilles de grès résistantes et fortement bouchées. Le gros cidre peut, par distillation, fournir une eau-de-vie de qualité secondaire.

« Le cidre, dit M. Eugène Noël, pur Normand et homme d’esprit, est en médiocre réputation chez ceux qui l’ont bu frelaté dans les villes. Mais qu’ils aillent donc le boire pur. à la table des paysans normands, après quelques jours de bouteille, et ils avoueront que par son parfum, sa saveur onctueuse, il égale certaines espèces de vin et qu’il les surpasse même par sa pétulance, son joyeux déboucher et son effervescence gazeuse. »

Un roi du pays des pommes, le roi d’Yvetot, disait au roi de France :

« Sire, je n’échangerais volontiers mes pommes de roquet et de doux-agnel contre les vignes de Votre Majesté. »

Saint Leu disait à saint Gilles que le vin était meilleur que le cidre ; mais saint Gilles répondit à saint Leu qu’ils sont bons tous les deux.