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ANDRE LAURIE

le froisser ; cette main qui d’une opération sanglante fait une œuvre d’art à force de précision et de dextérité. Ces yeux de malades qui exprimaient à Gérard tant de sympathie et de gaieté reconnaissante, c’était avec une sorte d’admiration qu’ils se tournaient vers le chirurgien, car, à ses grands talents, il ajoutait la pitié qui les éclipse tous et qui, à elle seule, fait des miracles. D’ailleurs, il ne le cédait à personne, dans la douce tâche d’amuser et de récréer ceux qu’il rendait à la vie. Il avait repris, comme il disait, son bonnet et sa baguette de magicien : on le voyait aujourd’hui donner des séances de prestidigitation et d’hypnotisme. Ces petites fêtes étaient le « clou » de la journée, le moment de relâche attendu avec impatience par les malades comme par les bien portants.

Pour la première fois de leur vie peut-être, les Boers s’amusaient ! Agrippa Mauvilain tout comme les autres. Ce n’était pas sans de violents démêlés avec sa conscience que le sévère huguenot avait accordé d’abord sa sanction et sa présence à ces profanes divertissements. Car la sombre religion de Genève, en dehors des tourments futurs qu’elle prépare à l’infortuné sectateur qui peut avoir de bonnes raisons pour ne se croire pas « Élu », semble par surcroît lui empoisonner le présent en prohibant toutes sortes d’amusements, — les spectacles surtout. Or, les petites séances de prestidigitation paraissaient avoir une parenté suspecte avec ces spectacles furieusement invectivés par les prédicateurs ; et, comme le disait Agrippa : « Son défunt père n’avait jamais, à sa connaissance, pris sa part de pareils plaisirs… » ; bref, tout cela sentait le fagot, et ce n’est pas sans de grands scrupules de conscience que le digne fermier se joignait à la troupe des spectateurs.

Mais on devait tant au docteur, à ses aimables aides ! Pouvait-on sans injustice condamner d’avance leurs passe-temps, ou les imaginer autrement qu’honnêtes ? On avait cédé par reconnaissance et par courtoisie ; et, désormais, parmi les innombrables admirateurs de M. Lhomond, il n’en était pas de plus assidus que la famille Mauvilain. C’était plaisir de voir toutes ces bonnes figures perdre leur expression solennelle, se dérider à une plaisanterie, d’entendre les frais éclats de rire qu’une fréquentation trop exclusive avec de lugubres prophéties tenait enchaînés dans ces jeunes poitrines. Dame Gudule, elle-même, son dernier marmot dans les bras, l’autre pendu à sa jupe, estimait fort bon de se délasser un moment des soins du bivouac en suivant d’un œil ravi les tours merveilleux du docteur ou bien d’oublier pour un temps ces tracas multiples de la mère de famille, en prêtant l’oreille à quelque morceau de poésie dit par Gérard, à quelque chanson d’autrefois modulée par la voix de Colette.

Car elle était aussi de ces paisibles fêtes, et tous les siens avec elle ! Et, grâce à l’influence contagieuse de cette famille privilégiée, tout le camp paraissait avoir secoué la tristesse et les soucis pour adopter cette franche bonne humeur qui est l’apanage du Français et qui ne l’empêche pas de se battre aussi gaillardement que les gens les plus moroses de l’univers…

Cette aimable famille elle-même n’était pourtant pas sans de graves sujets d’inquiétude et c’est surtout sur son chef que cette inquiétude pesait.

Maintenant que la guerre paraissait définitivement engagée et pour longtemps sans doute, entre les républiques sud-africaines et la Grande-Bretagne, qu’allait devenir son exploitation agricole de Massey-Dorp ? Comment songer à poursuivre des travaux réguliers sur cette terre que deux races également vigoureuses et obstinées allaient se disputer jusqu’au dernier souffle ? À quoi bon semer quand on n’est plus sûr de pouvoir récolter ?… Et, au surplus, comment semer, quand la main-d’œuvre elle-même est absente et fait défaut, dispersée par la tempête ?…

Mieux placé, par sa neutralité même, que les Anglais et les Boers, pour juger sainement le drame qui s’ouvrait sous ses yeux, M. Massey comprenait que c’en était fait pour de longues années des conditions normales de la colonisation au nord du Zambèze. Ayant pu heureusement régler en principe avec les