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COLETTE EN RHODESIA

chefs de la Compagnie à charte, grâce à lord Fairfield, les conditions éventuelles de la tenure du sol de Massey-Dorp, pour le cas où la domination anglaise prendrait le dessus, il n’en voyait pas moins avec évidence que l’application du contrat allait être désormais renvoyée aux calendes grecques. Et ce contrat même devenait nécessairement caduc si la victoire restait aux Boers… De toute façon une longue période d’impuissance et d’inactivité s’étendait devant lui, devant tous les siens…

Le problème s’imposait donc de savoir s’il fallait désormais rester en l’Afrique australe. Cinq années de travail acharné avaient apporté à M. Massey de légitimes bénéfices qui, soigneusement économisés et judicieusement placés, constituaient aujourd’hui une petite fortune. Avec ce capital, il était possible de revenir s’établir en France, d’y passer en paix le reste de son existence et de laisser après lui la sécurité à ceux qu’il aimait. À coup sûr ce serait le retour à la vie étroite et coûteuse qu’il avait fuie jadis et qui serait plus dure à reprendre après l’expérience de Massey-Dorp. Mais quel autre parti prendre dans les circonstances présentes ?

Sur ces entrefaites, un entretien confidentiel qu’il eut avec M. Lhomond vint trancher tout d’un coup les hésitations du chef de famille. Dès les premières ombres qui étaient tombées sur les yeux de Mme Massey, le docteur avait pris l’alarme et fait autour d’elle une garde vigilante, observant la marche du mal, ses arrêts qui pouvaient être définitifs, ses reprises après une accalmie ; sans que la patiente elle-même ou son entourage s’en doutât, il l’avait soumise à diverses épreuves destinées à confirmer son diagnostic, afin de ne laisser tomber ces paroles qui résonnent comme un glas sur les familles désolées, qu’à l’heure où il n’aurait plus un doute sur la nature et la gravité du mal. Avec toutes les précautions, toutes les délicatesses que peut dicter l’amitié, il révéla à M. Massey la vérité : Mme Massey était atteinte de la cataracte. Mais qu’il ne s’affligeât point outre mesure ! Rien aujourd’hui n’était plus simple à traiter, plus assuré de guérir que cette affection naguère jugée si redoutable, à une condition, bien entendu : c’est qu’elle fût remise aux soins d’un spécialiste autorisé. Lui-même, M. Lhomond, était obligé de se récuser ; il fallait un oculiste pourvu de tous les moyens qu’une capitale met à son service ; il ne croyait pas qu’on pût l’obtenir ailleurs qu’en Europe…

« Pas un mot de plus, cher ami !… interrompit M. Massey. Dès ce moment la cause est décidée. J’hésitais à prendre une résolution ; des raisons d’égale force me poussaient vers la France et me retenaient ici ; c’est fini d’hésiter : nous reverrons la patrie ! Ma chère femme aura tous les soins que réclame son état. Dites-moi s’il faut partir demain, aujourd’hui — et je renonce même à aller mettre mes affaires en ordre à Massey-Dorp…

— Non ! non ! non !… protesta le docteur. Il n’y a point péril en la demeure… Tout au contraire, il faut, pour tenter l’opération, que le voile temporaire qui obscurcit les yeux de notre chère malade soit tout à fait formé… »

À la suite de cette conversation, on tint conseil général de toute la famille et le départ fut voté à l’unanimité. On rentrerait d’abord à Massey-Dorp, mais seulement pour plier bagage. On profiterait de ce que la ligne du chemin de fer n’était pas encore coupée pour se rendre à la mer et de là en France.

« Et il y aura des cris et des lamentations sur le kopje ! dit le bon docteur qui, lui, restait où l’attachait le devoir professionnel. Je puis vous dire en particulier que le départ de Gérard sera amèrement regretté par mes blessés.

— Bah ! fit Gérard. Ils vont tous à merveille, et leur grand chagrin sera de quitter bientôt le camp pour la captivité de Pretoria. Quant à moi, si vous voulez avoir mon sentiment, je commence à en avoir assez des colonies anglaises, surtout quand elles sont contestées par les Boers… Si jamais nous devons revenir en Afrique, j’estime que la place d’une famille française est plutôt dans une de nos propres colonies. »

mm(La suite prochainement.)
André Laurie.mm