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Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/319

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ANDRÉ LAURIE

entendre un petit barit de triomphe qui leur parait féroce. Les enfants poussent des cris affreux : le grand-père, n’ayant pas d’autre arme à sa portée, agite vainement son chapeau de paille pour faire fuir l’éléphant, tandis que la pauvre mère essaye de cacher ses enfants dans ses bras, et que nounou fond en larmes. C’est une confusion inexprimable, une déroute complète… Radouci d’abord par la vue des dames et des enfants, Goliath est offensé soudain par la réception qu’on lui fait, et, saisissant du bout de sa trompe un superbe araucaria, il l’arrache, le foule aux pieds, le met en pièces, puis fonce à travers le jardin, piétinant et saccageant tout sur son passage.

Paralysé d’abord par la surprise et la frayeur, le grand-père se ressaisit, fait passer devant sa fille et ses petits-enfants, les ramène sains et saufs au bercail, et, saisissant son fusil de chasse qui est tout chargé dans le râtelier, il sort sur le perron et tire coup sur coup pour faire fuir l’ennemi…

L’éléphant répond à ce défi par son cri de guerre. Les voisins viennent aux fenêtres ou s’attroupent devant la porte du côté de la rue.

« On se tue là dedans !… On tire des coups de fusil… Il parait qu’on vient d’assassiner le vieux monsieur du no14 !… — Non, c’est lui, au contraire, qui a été frappé subitement de folie et qui a commencé à tuer tout le monde… Entendez-vous le bruit qu’il fait ?… Hein ! quelle voix tout de même, pour un homme seul !… (C’est la voix de l’éléphant qu’on attribue au pauvre grand-père)… Un vieux qui avait l’air si doux… Toujours si poli… avec un chapeau de panama et un gilet blanc… Ce que c’est que de nous !… »

L’attroupement grossit. Bientôt la force publique, sous les traits bénévoles d’un gardien de la paix, fend la foule et demande d’autorité à savoir ce qui se passe. Impérieusement, il tire la sonnette ; et les gens de la maison, jusque-là rassemblés sur le perron du jardin, surveillant l’ennemi et prêts à se refouler en bon ordre au moindre retour offensif, s’aperçoivent enfin qu’ils sont devenus l’objet de la curiosité générale. Déposant son fusil, le grand-père explique l’aventure et déclare porter plainte contre M. Massey, pour dégâts et incommodité grande, causés par son éléphant domestique.

Le gardien de la paix reparaît sur le seuil du no 14, et va, suivi de la foule, tirer la sonnette du no12, chez M. Massey. Il explique l’affaire à Le Guen, qui se frappe le front et part comme un fou à la recherche du coupable. Il trouve maître Goliath, l’œil mauvais, entouré des débris de clôture, plantes vertes, fleurs, chaises et bancs de jardin qu’il a démolis pour passer sa colère et sur le point de déraciner un beau magnolia.

Indigné, Le Guen se suspend à la petite queue de Goliath pour lui faire lâcher prise, tout en exhalant sa colère par une bordée de jurons des plus maritimes… Goliath, rentrant enfin en lui-même, lâche son arbuste et reprend, la queue basse, le chemin de son domaine. Il est fort mal reçu par M. Massey, Henri et Gérard lui-même qui l’accablent de reproches : il est facile de voir sur la physionomie expressive de Goliath qu’il se sent coupable ; mais, blessé de la façon dont on l’accueille, il tourne le dos à ses amis et va se cacher pour bouder dans son kiosque.

On appelle en toute hâte des ouvriers, et, tandis que Le Guen fait bonne garde, on rétablit le mur et on le visite soigneusement afin de s’assurer qu’il n’y a plus de point faible.

Mais, le lendemain matin, M. Massey a la désagréable surprise de se voir cité à comparaître devant le juge de paix de Passy. Sur la plainte du voisin, justement exaspéré, le digne magistrat est obligé de condamner M. Massey, civilement responsable des faits et gestes de son éléphant, à sept cent soixante-trois-francs de dommages-intérêts, sans compter les frais et dépens…

La plaisanterie semble un peu forte à M. Massey, et Colette elle-même ne sait plus que dire pour défendre son favori. Elle songe à passer la majeure partie de son temps au jardin, puisque Goliath se tient bien en sa présence… Mais cela n’est pas pratique… Mille occupations, mille devoirs l’appellent ailleurs… Elle ne peut que soupirer en pen-