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lorsqu’il se retrouverait dans des conditions normales. En effet, l’existence d’un monstre marin admise, il était évident que ce monstre, si puissant qu’il fût, n’avait pas la force d’entraîner le Saint-Enoch dans l’abîme… Il l’eût déjà fait… Donc, il finirait par se fatiguer d’une telle charge et n’irait pas se fracasser avec lui contre quelque littoral de la côte asiatique ou de la côte américaine…

Oui !… M. Bourcart avait pu espérer que le navire en sortirait sain et sauf !… Mais, à présent, qu’en ferait-il, sans mâts ni voiles, et dans l’impossibilité de réparer ses avaries ?…

Situation extraordinaire, en vérité, et il n’avait pas tort, Jean Marie Cabidoulin, lorsqu’il disait :

« On n’a jamais tout vu des choses de la mer, et il en reste toujours à voir ! »

Cependant le capitaine Bourcart et ses officiers n’étaient pas de ces hommes sur lesquels le désespoir a prise. Tant que cette coque serait sous leurs pieds, ils ne croiraient pas avoir perdu toute chance de salut… Seulement pourraient-ils réagir contre la terreur à laquelle l’équipage s’abandonnait ?…

Les chronomètres marquaient alors huit heures du matin. Il y en avait donc environ douze d’écoulées depuis que le Saint-Enoch s’était remis en marche.

Évidemment, la force de traction, quelle qu’elle fût, devait être prodigieuse, non moins prodigieuse la vitesse imprimée au bâtiment. Du reste, certains savants ont calculé, — que n’ont-ils pas calculé et que ne calculeront-ils pas dans l’avenir ! — la puissance des grands cétacés. Une baleine, longue de vingt-trois mètres, pesant environ soixante-dix tonnes, possède la force de cent quarante chevaux-vapeur, soit quatre cent vingt chevaux de trait, force que ne développent point encore les locomotives les plus perfectionnées. Aussi, comme le disait le docteur Filhiol, peut-être, un jour, les navires se feront-ils remorquer par un attelage de baleines, et les ballons par un attelage d’aigles, de condors ou de vautours ?… Or, d’après ces chiffres, l’on juge de ce que pouvait être la valeur mécanique d’un monstre marin qui devait mesurer de quatre à cinq cents pieds de longueur !

Lorsque le docteur Filhiol demanda au capitaine Bourcart à combien il estimait la marche du Saint-Enoch, — marche qui, d’ailleurs, semblait uniforme :

« Elle ne peut être moindre de quarante lieues à l’heure, répondit M. Bourcart.

— Nous aurions fait alors près de cinq cents lieues depuis douze heures ?…

— Oui !… près de cinq cents lieues ! »

Que cela soit pour surprendre, il est certain qu’il existe des exemples de rapidité même supérieure. Et, précisément, dans l’océan Pacifique, voici le phénomène qui avait été signalé, quelques années avant, par un commandant des stations navales.

À la suite d’un violent tremblement de terre sur les côtes du Pérou, une immense ondulation de l’Océan s’étendit jusqu’au littoral australien. Ce fut par bonds précipités que cette lame, longue de deux lieues, parcourut près du tiers du globe avec une vitesse vertigineuse estimée à cent quatre-vingt-trois mètres par seconde, soit six cent cinquante-huit kilomètres par heure. Lancée contre les nombreux archipels du Pacifique, précédée d’une lointaine oscillation sous-marine, son arrivée s’annonçait par un grand bruissement aux abords des terres ; et, l’obstacle franchi ou tourné, se déplaçait plus rapidement encore.

Ce fait précisément rapporté dans le Journal du Havre, M. Bourcart le connaissait et, après l’avoir cité à ses compagnons, il ajouta :

« Je ne serais donc pas étonné que nous fussions témoins et victimes d’un phénomène de ce genre… Une poussée volcanique se sera produite au fond de l’Océan, et de là l’origine de cet écueil inconnu sur lequel s’est échoué le Saint-Enoch… Puis, de même qu’à la suite du tremblement de terre du Pérou, une énorme lame, un extraordinaire raz de marée aura pris naissance, et, après nous avoir arrachés à l’écueil, c’est lui qui nous entraîne vers le nord…

— Assurément, déclara M. Heurtaux, en