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Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/340

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POUR L’HONNEUR

que tu les revoies. Oh ! je lui ai dit son fait et rivé son clou, à bonne maman ! Je lui ai déclaré : « Madame, vos petites combinaisons pourraient mal se trouver de votre façon d’agir. Mon neveu… »

— Vous avez parlé de moi ! interrompit Pierre violemment.

— Pour sûr ! Je savais la vexer. Notre million lui donne dans l’œil, c’est aussi visible que le jour à midi.

— Ah ! s’il vous plaît, ne vous mêlez jamais de mes affaires, cela se gâterait entre nous. »

Il se contenait à grand’peine : la discussion tournait à la tempête, il le sentait, et… à quoi bon ?

S’efforçant de se ressaisir, il poursuivit :

« Ce sont des disputes de commères, tout cela. Je ne prendrai pas parti. Je ne changerai rien à mes relations avec la famille Lavaur.

— Tu aurais le cœur de me désavouer ? glapit Caroline du haut de sa tête, ses petits yeux pâles effarés et furieux.

— Je l’aurai », repartit Pierre d’une voix posée.

L’exaspération de sa tante lui produisit l’effet d’un réfrigérant. Il sentait le calme revenir en lui tout à fait.

« Je te déshérite si tu y vas ! Le capital d’Odule n’est pas à nous ; soit ; mais les revenus accumulés feront encore un beau denier, plus tard, joints à notre vignoble.

— J’ai pris mes précautions, repartit Pierre narquois. Il a terriblement « maigri », votre héritage. L’ombre d’un squelette, ma pauvre tante.

— Qu’entends-tu dire ?

— Que j’avais la procuration de mon oncle et que j’en ai usé !

— Et abusé, c’est probable.

— Ce n’est pas son avis. Une partie de la somme, dont votre beau-frère a eu la disposition durant vingt-cinq ans, revenait en droit à M. Philippe Aubertin, le père de Marc, et à un brave homme qui, hélas ! n’en pourra pas profiter : il est mort. Nous avons liquidé l’association au mieux des intérêts de chacun… »

Il s’arrêta de parler, et, d’un geste furtif, indiqua à sa tante petit Greg, toujours en faction sur le seuil, attendant un ordre définitif.

Caroline haussa les épaules.

« Eh bien ! quoi ? va donc… Est-ce que ce môme comprend un mot à ce dont nous parlons, fit-elle, impatiente de connaître la valeur du sacrifice consenti par son neveu.

— Au fait… » murmura celui-ci.

Et il reprit :

« Je vous disais donc que le second prêteur ou associé, comme vous voudrez…, vous entendez, je pense, la signification du terme, insista-t-il.

— Oui, oui ; je n’ai pas la mémoire si courte. Après ! »

Une angoisse lui étreignait le gosier, un frisson lui courait tout le long du dos. Son pauvre million ! qui sait ce que ce gaspilleur de Pierre en avait distribué : la moitié, peut-être !

Elle s’assit ; la force lui manquait pour recevoir le coup.

Mais soudain, croyant entrevoir une lueur :

« Tu dis que l’autre est mort ?

— Legonidec ? oui. Je vous raconterai plus tard l’histoire navrante de cet honnête homme. »

Une flamme monta aux joues de petit Greg ; il baissa les yeux afin que son cher protecteur n’y pût point lire, au cas où il l’eût regardé.

« Il est mort ? répéta Caroline, dont les traits se rassérénaient un peu ; mais alors sa part nous reste. Elle est de combien ?

— Deux cent quatre-vingt mille francs, vu qu’il était entré dans l’association pour quatorze. »

Elle écoutait ahurie jusqu’à l’affolement.

« Et nous, demanda-t-elle, pour combien y sommes-nous donc entrés dans cette fameuse combinaison ?

— Pour huit mille.

— Vous avez établi les comptes sur ce pied-là ?

— Naturellement.

— Et c’est signé ?

— Par-devant notaire.

— Alors, avec la part de ce… Legonidec, tu dis ?

— Oui, c’était son nom.

— Cela nous fait tout au plus cinq cent mille francs ?