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DE GRANVELLE

à sa main tendue, et le couple Colaho lui-même se laissa aller jusqu’à donner deux francs, en deux pièces de vingt sous.

L’acte était prêt. Henriette Mathieu qui, assise près d’Annette, et, sans proférer un mot, avait assisté à cette longue scène qu’elle ne comprenait pas, fut invitée à signer, ce qu’elle fit, toujours sans comprendre : mais que lui importait, puisque c’était sa jolie protectrice qui la conduisait ? Elles vinrent toutes deux se rasseoir sur un canapé.

Alors, doucement, avec des ménagements pleins de délicatesse pour ne pas causer à la vieille une joie trop brusque, dangereuse à son âge, la jeune fille mit Henriette Mathieu au courant des choses :

« Vous comprenez bien, n’est-ce pas ?… Vous avez une petite maison, un bout de jardin, un peu de mobilier… et aussi un peu d’argent… Ce n’est pas beaucoup… cela vous aidera à vivre et à élever vos petits-enfants. Le notaire, ce monsieur qui est assis là, gardera les papiers… Vous comprenez bien ?… Les papiers seront à vous et tous les mois ce monsieur vous remettra l’argent… ce ne sera pas une aumône ; non, non, bien sûr, puisque tous les papiers seront à vous… comme la maison… Ce sera une petite rente… une petite rente, vous comprenez bien ?… Et puis, quand le bon Dieu vous rappellera à lui, vos petits-enfants hériteront… Vous comprenez bien ?… »

Certes oui, elle comprenait, la pauvre vieille. Elle comprenait que, grâce à cette charmante jeune fille, à cette fée dont elle embrassait les mains en pleurant, ses pauvres petiots et elle-même auraient désormais une maison à eux et du pain assuré, des vêtements chauds en hiver, du feu dans la cheminée… et puis des livres à l’école… et puis, à l’église, une chaise… et puis… et puis…

« Ah ! s’écria-t-elle en se laissant relever par Annette, devant qui elle s’était dévotieusement agenouillée, ah ! que vous êtes bonne, madame la princesse !

— C’est la voix de Dieu, cette fois ! dit l’ancien préfet au secrétaire d’ambassade qui commençait, de bonne foi, à admettre l’avis du comte de Colaho.

— L’histoire, l’histoire promise, clamèrent plusieurs voix, respectueusement d’ailleurs.

— Elle n’est pas longue, l’histoire », repartit Annette, que l’émotion rendait plus jolie que jamais.

Elle fit remettre à ses côtés la bonne femme qui gardait dans ses vieilles mains la main de sa bienfaitrice, puis elle commença :

« Il y a cinquante ans, à peu près, une femme vendait des fleurs à l’une des grilles du palais de Versailles. Elle ne gagnait presque rien et son fils se mourait, faute de soins. Un jour, une dame et un baby passèrent, prirent une rose et la payèrent vingt sous ; le lendemain la même chose et tous les jours ensuite. Ce fut comme une petite rente quotidienne qui permit de donner au malade les médicaments dont il avait besoin ; il allait de mieux en mieux. Au bout d’un mois, la marchande, n’y tenant plus, adressa la parole à la dame charitable et la combla de bénédictions. La petite rente continua encore ; puis, un certain dimanche, la mère et le baby s’en vinrent escortés de plusieurs personnes ; on acheta à la femme toutes ses fleurs d’un coup et on lui donna vingt francs. Un peu plus tard, on lui assura une clientèle en ville et, enfin, quand son fils fut guéri, on s’occupa de lui. Je passe les détails. Dans ce ménage, jadis misérable, on put faire quelques économies et, sur les conseils de leurs protecteurs, la mère et le fils partirent pour l’Amérique : chez vous, monsieur. Dans cette grande ville de New-York, le jeune homme put travailler fructueusement ; il gagna de plus en plus, toujours plus, fit ensuite d’énormes affaires et, au bout de plusieurs années, revint en France avec une très belle fortune. Riche et intelligent, il ne resta pas oisif, mais fonda des industries pour occuper des ouvriers et leur procurer les avantages de la participation aux bénéfices : pardonnez-moi ces mots qui semblent barbares, mais qui désignent une bien belle chose. Ses affaires grandirent encore, tandis que d’importants capitaux, laissés par lui aux États-Unis, continuaient à lui donner des revenus considérables. Sa fortune atteignit un chiffre peu ordinaire, si bien que, quand