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DE GRANVELLE

lettre de son ami ; voilà mon rêve à terre. Je ne lutterai pas contre Marc, je le sais bien.

« Mais alors, moi, que me reste-t-il ? Où sera ma joie en ce monde ? D’où pourra-t-elle bien me venir, désormais ? Vit-on sans joie ; sans un peu de joie, au moins ?

« Ainsi, il faut que le seul homme devant qui je doive m’effacer soit justement celui qui me barre le chemin. Mon pauvre comte de Trop ! si tu soupçonnais ce que tu me coûtes !… »

La révolte s’apaisait, mais le sacrifice n’en apparaissait que plus dur. C’est encore une dette que Pierre allait acquitter… pour l’honneur… comme l’autre.

Cette fois, c’était une promesse faite par l’enfant que l’homme se voyait sommé de tenir.

Et vraiment il fallait cela ! son amitié pour Marc n’eût pas suffi, si profonde et sincère qu’elle fût.

Mais le passé venait de se lever, il se tenait devant lui sévère, prêt au reproche…

Pierre se revoyait à genoux près du lit où le comte de Trop gisait si faible, si triste. Il se revoyait lui demandant pardon et lui disant : « Eh bien, moi, je t’aimerai pour ceux qui ne t’aiment pas. Si tu veux de mon amitié, elle ne te manquera jamais, en aucune circonstance de la vie, je te le jure. Tu passeras avant moi, avant tout. Tu as eu de la misère au collège : sois tranquille, c’est fini ; tu auras ta part de bonheur comme les autres. Et je n’en prends pas l’engagement sans savoir ce que je dis, ni pour un temps. C’est pour toujours que tu as en moi un frère. »

Marcenay ne s’était jamais jugé quitte, jusqu’ici, envers celui dont il avait failli causer la mort : il le serait, cette fois ! Sa dette serait payée. Peut-on plus que ce qu’il allait faire ! Il ne le croyait pas…

Et cette pensée lui vint, qui le fortifia. En même temps que la sienne, il acquitterait encore la dette de l’oncle Odule vis-à-vis de son ami.

De fait, si la naissance de Marc avait été accueillie comme un malheur, celui qui avait porté la ruine dans sa famille n’y avait-il point de part ?

Et Gaby ?… Pauvre Gaby !… Pierre l’associait dans son cœur à son sacrifice, devinant qu’il lui en coûterait…

Allons, il ne s’agissait pas de s’apitoyer : c’est ainsi qu’on perd ses forces. Tout de suite, dans la fièvre de la souffrance, sans regarder en lui, ni songer à lui, encore moins à elle !… il allait marcher comme au feu : l’honneur sonnant la charge ; s’il attendait demain, il ne parlerait pas !

Le temps de changer de costume, et il se dirigeait vers la maison voisine.

Introduit au salon, Pierre n’y rencontra que bonne maman, affable et accueillante comme toujours, avec une petite nuance, toutefois, un certain embarras qui pouvait s’expliquer de deux manières : par la brouille survenue entre elle et Mme Saujon ou par l’alliance conclue avec sa belle-fille au détriment de Marcenay.

De la brouille, ils s’en expliquèrent sur-le-champ, la mettant à son point par une ou deux plaisanteries et se confiant au temps et à l’ennui pour amener Caroline à résipiscence.

Puis Pierre annonça, pressé d’accomplir son message, content que l’absence de Gabrielle lui permît de s’entendre tout d’abord avec bonne maman :

« Je vous apporte des nouvelles de Marc :

« Il me fait, dans la lettre que je viens de recevoir, toutes ses confidences, et ma visite a surtout pour but d’en conférer avec vous qui lui êtes acquise, me dit-il. Somme toute, vous avez devant les yeux quelque chose comme un ambassadeur, chère madame.

— Chut ! chut ! pas si haut, supplia bonne maman à voix basse. De ma chambre, où est Gabrielle en ce moment, on entend tout ce qui se dit ici. »

Et elle expliqua :

« Elle est en train de réparer mon chapeau, dont le maudit chat de Blanche, en pension chez nous depuis quelques jours pour sa santé, a jugé à propos de dévorer la garniture : un oiseau des îles.

« Et Greg a dû vous le dire : mon fils nous envoie chercher. Ils donnent ce soir un dîner de cérémonie ; on ne veut pas que Gaby en