Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/373

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
372
ANDRÉ LAURIE

tient son camarade, et il faut bien avouer que les états de service de Goliath justifient amplement la faveur du public. Mon intimité notoire avec un éléphant que chacun brûle ici de connaître, jointe au prestige de mes cam pagnes, a contribué à me créer une sorte de vogue tout à fait indépendante de mes titres ou mérites personnels et dont je me serais bien passée, je vous assure.

J’ai été lionised, ma chère, tout ce qu’il y a de plus « lionisée » ! Savez-vous ce que c’est que cela ? Une maîtresse de maison vous invite chez elle ; vous arrivez sans méfiance, résignée à prendre votre part légitime de l’ennui ambiant, pas davantage — et voici que soudain vous découvrez avec horreur que vous êtes le « lion » de la soirée ; que vous figurez sur le programme de la fête entre le ténor espagnol et les sorbets napolitains ! Et ne croyez pas qu’on puisse échapper ! L’araignée qui vous guette a tendu sa toile ; une maîtresse de maison anglaise marcherait sur le corps de ses progéniteurs plutôt que de laisser défaire ses plans ; il n’y a qu’à se soumettre.

Je ne devrais pas crier si fort, moi qui plus d’une fois ai préparé à d’autres le rôle de bête curieuse ; qui ai essayé notamment de « lioniser » le célèbre Cecil Rhodes — et qui me suis trouvée proprement éconduite par le brutal. Mais le point de vue où nous nous plaçons fait une telle différence dans les jugements humains ! Et nous jugerions généralement fort mauvais, je crois, d’être traités comme nous traitons bien des gens…

Enfin, passons ! Il m’a fallu, pendant toute une soirée, figurer l’ornement central du grand salon ; dûment expliquée et signalée à tout venant par mon Barnum femelle, voir défiler devant moi les badauds, tout comme le « phénomène » de la foire, répondre à cent questions saugrenues… Et notez que l’hôtesse qui m’avait préparé ce plaisir est une de mes meilleures amies, une femme charmante. Je lui revaudrai cela quelque jour.

À parler franc, je crois qu’à mon dépit de commande se mêlait une certaine dose de satisfaction. Qui n’aime à parler de soi ? Je suis si fière, au fond, de mes campagnes, et à quoi servirait d’en avoir eu si on ne pouvait les conter ? Vous savez, chère Colette, que vos lauriers m’ont longtemps empêchée de dormir ; que j’ai longtemps fatigué mon monde en déclarant la vie plate et réclamant à grands cris les aventures. Eh bien, voyez pourtant ce que c’est qu’une vocation qui vous travaille. Depuis que j’ai fait campagne, Algernon lui-même est obligé de convenir que mon humeur est celle d’un agneau ; car, il n’y a pas à dire, j’ai fait campagne ! Nous avons bien sincèrement failli mourir de faim, bel et bien exécuté notre sortie, et fait le coup de feu comme de vrais troupiers. Je me sens grandir de plusieurs pouces quand je songe aux émotions de cette nuit mémorable. Ah ! le beau métier que celui de soldat ! Comment en peut-on choisir un autre quand on a l’avantage d’appartenir au sexe laid ? Mon frère, mis en goût par l’essai qu’il en a fait, se propose bien de reprendre les armes aussitôt que la Faculté le lui permettra, puisque son magnanime ennemi lui a rendu la liberté sans condition. Pauvre Mauvilain ! Je le plains et je l’admire tout en lui souhaitant la défaite ; mais, comme vous pensez bien, c’est à vous seule que je le dis ; je me ferais lapider si je me permettais ici d’exprimer de pareils sentiments. Les Boers sont des sauvages, des cannibales, des êtres qui méritent à peine le nom d’hommes. Telle est l’opinion courante, faite de toutes pièces par des reporters, accueillie pieusement par le jingo, et qu’il ne faut pas contredire ici sous peine de passer pour mauvais patriote. Et pourtant, nous qui les avons vus de près, nous pouvons témoigner qu’ils se montrent loyaux adversaires, traitant humainement leurs prisonniers, enterrant décemment les morts — capables même à l’occasion de grandeur chevaleresque. Eh bien, non ! Les gens n’en veulent rien croire ! Eux qui n’ont jamais mis le pied au Transvaal, ils en savent plus long que vous qui en revenez ; ils ont vu de leurs yeux le Boer, sauvage et barbare, commettre mille horreurs sans nom — ou c’est tout comme ! Nul témoignage opposé ne les empêchera de croire ces choses comme vérité révélée, de les répéter assidûment… Et, après tout, c’est