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JULES VERNE

— Prenez patience, monsieur Bourcart, puisqu’il vous est impossible de prendre la mer, répondit en riant M. Brunel…

— Eh ! n’est-ce pas ce que je fais depuis quinze longs jours !… s’écria le capitaine, non sans quelque aigreur.

— Bon !… votre navire porte bien la toile, et vous aurez vite regagné le temps perdu… À onze nœuds, par belle brise, on fait de la route !… Mais, dites-moi, monsieur Bourcart, il ne va donc pas mieux, le docteur Sinoquet ?…

— Non, hélas ! rien de grave, l’excellent docteur… Des rhumatismes qui le clouent sur son lit, et il en a pour plusieurs semaines !… Qui aurait jamais cru cela de la part d’un homme si habitué à la mer, et qui, pendant une dizaine d’années, a couru avec moi tous les parages du Pacifique…

— Eh ! insinua l’officier du port, c’est peut-être de tant de voyages qu’il a rapporté ses infirmités…

— Non, par exemple ! affirma le capitaine Bourcart. Des rhumatismes gagnés à bord du Saint-Enoch !… Pourquoi pas le choléra ou la fièvre jaune !… Comment pareille idée a-t-elle pu vous venir, monsieur Brunel ?… »

Et M. Bourcart laissait tomber ses bras cassés par la stupéfaction que lui causait une pareille énormité. Le Saint-Enoch… un navire si supérieurement aménagé, si confortable, si impénétrable à l’humidité !… Des rhumatismes !… On en attraperait plutôt dans la salle du Conseil de l’Hôtel de Ville, dans les salons de la Sous-Préfecture que dans les cabines ou le carré du Saint-Enoch !… Des rhumatismes !… Est-ce qu’il en avait jamais eu, lui ?… Et, cependant, il ne quittait son navire, ni lorsqu’il était en relâche, ni lorsqu’il l’avait amarré dans le port du Havre !… Un appartement en ville, allons donc ! quand on a son logement à bord !… Et il ne l’aurait pas changé pour la plus confortable des chambres de l’Hôtel de Bordeaux ou du Terminus !… Des rhumatismes !… Non, pas même des rhumes !… Et l’avait-on jamais entendu éternuer à bord du Saint-Enoch ?…

Puis, s’animant, le digne homme eût longtemps continué de plus belle, si l’officier de port ne l’avait interrompu en disant :

« C’est convenu, monsieur Bourcart, les rhumatismes du docteur Sinoquet ne viennent que des séjours qu’il a faits à terre ! Mais enfin il les a, voilà le vrai, et il ne peut embarquer…

— Et le pire, déclara M. Bourcart, c’est que je ne lui trouve pas de remplaçant, malgré toutes mes démarches, monsieur Brunel…

— Patience, je vous le répète, patience !… Vous finirez bien par mettre la main sur quelque jeune médecin désireux de courir le monde, avide de voyages, et quoi de plus tentant que de débuter par une superbe campagne de pêche à la baleine à travers les mers du Pacifique ?…

— Certes, monsieur Brunel, je ne devrais avoir que l’embarras du choix… Pourtant il n’y a pas foule, et j’en suis toujours à n’avoir personne pour manier la lancette et le bistouri ou le davier et la doloire !

— À propos, demanda l’officier de port, ce ne sont point les rhumatismes qui vous privent de votre tonnelier ?…

— Non, à vrai dire, ce brave père Brulard n’a plus l’usage de son bras gauche, qui est comme ankylosé, et il éprouve de violentes douleurs dans les jambes et les pieds…

— Les articulations sont-elles donc prises ?… s’informa M. Brunel.

— Oui, paraît-il, et Brulard n’est vraiment pas en état de naviguer !… Or, vous le savez, monsieur Brunel, un bâtiment armé pour la baleine ne peut pas plus se passer de tonneliers que de harponneurs, et il me faut m’en procurer un à tout prix ! »

M. Brunel voulut bien admettre que le père Brulard n’était pas perclus de rhumatismes, puisque le Saint-Enoch valait un sanatorium et que son équipage y naviguait dans les meilleures conditions hygiéniques, à en croire le capitaine Bourcart. Mais il n’en était pas moins certain que le docteur Sinoquet et le tonnelier Brulard étaient incapables de prendre part à cette campagne.

En cet instant, M. Bourcart, s’entendant interpeller, se retourna :