les séides fervents de Colette et de Lina. La grâce, l’enjouement des deux Françaises avaient conquis tout le kopje ; à leur école, ces rudes paysans apprenaient à secouer le manteau de rigidité huguenote qui toujours avait pesé sur eux, à ne plus regarder l’existence uniquement sous son aspect solennel et sévère, à se délasser à propos des soins et des soucis de la vie, à s’amuser, en un mot, dans la saine mesure qui est nécessaire et qui donne plus de saveur à la tâche quotidienne. Tous, ils se trouvaient à merveille de ce nouveau régime ; ni les devoirs de la famille, ni la discipline militaire n’y perdaient rien, et, pour mêler quelques chansons joyeuses aux cantiques qui jusqu’ici avaient composé tout leur répertoire musical, les braves Boers n’en étaient pas moins disposés à mourir pour la cause de l’indépendance. Tout au contraire, leur admirable esprit de patriotisme avait gagné une pointe d’héroïque bonne humeur à cet entraînement général vers un état d’esprit plus léger et plus heureux. Seul, le chef avait résisté. Il devenait de plus en plus sombre sous le poids des responsabilités qui le poussaient graduellement à l’injustice. Agrippa Mauvilain était un esprit trop lucide, une conscience trop droite pour ne pas avoir senti qu’en usant sans leur permission des engins fabriqués par Henri Massey et M. Weber, il faisait en quelque sorte acte de banditisme. Et pourtant, aux regrets très distincts qu’il éprouvait d’avoir été amené à cette mesure, que réprouvait la probité du citoyen paisible, se joignait le désir, non moins caractérisé du chef militaire et du patriote ardent, d’obtenir coûte que coûte le triomphe de sa cause, et la volonté de tout faire — tout ! pour écraser l’envahisseur. Ces courants contraires affectaient son humeur et le rendaient inabordable.
Une explosion était inévitable.
L’heure du départ allait venir pour les Massey, et ils étaient activement occupés à charger leurs bagages sur le dos de Goliath. Soudain, Agrippa Mauvilain s’avança vers eux, et parlant d’un ton rude et cassant, qui était le résultat d’un cruel débat intérieur :
« Inutile, messieurs, de poursuivre ces apprêts, dit-il. L’éléphant ne partira pas ! »
Pendant un moment de stupeur, le silence régna. Chacun, plus ou moins, comprenait l’état d’esprit du chef boer, l’admirait et le plaignait à la fois… Mais il est des limites à l’indulgence et à l’abnégation ; si les Massey pouvaient accepter un fait de guerre qui les lésait dans leur propriété, il n’en était pas de même quand on touchait à leurs affections. Or l’éléphant était unanimement considéré, par les maîtres autant que par les serviteurs, comme l’ami éprouvé, fidèle et précieux de la famille. Et, certes, il avait bien gagné ses galons !
Gérard et Colette, puis Lina, furent les premiers à donner une voix à leur surprise.
« De quel droit parlez-vous ainsi ? s’écria impétueusement Gérard.
— Mon pauvre Goliath !… gémit Colette.
— Oh ! monsieur Mauvilain ! supplia Lina, vous n’aurez pas la cruauté de séparer Tottie de son grand ami !… Vous leur briseriez le cœur !… »
Puis Martine et Le Guen :
« Ce serait un vol infâme ! prononça Martine sans ménagement.
— Un vol que nous ne laisserons pas s’accomplir, appuya Le Guen, : baissant le front d’un air d’entêtement tout breton.
— Mauvilain ! dit enfin M. Massey sortant de sa stupeur, ceci dépasse les bornes ! Avez-vous réfléchi au dommage, à la peine que vous nous infligeriez ?
— Faut-il vous rappeler, jeta ici lady Theodora, qui assistait au débat, les obligations sacrées que vous avez à cette famille ? Est-ce ainsi que le Boer paye ses dettes ?… Honte à lui ! Il n’est pas l’ennemi que je croyais…
— L’éléphant nous est indispensable pour transporter le canon et son affût, articula Mauvilain », se cuirassant d’indifférence extérieure pour cacher sa torture intime. Car le reproche amical de M. Massey lui avait été à l’âme, autant que le regard de mépris et les paroles cinglantes de l’Anglaise.
« Mais… l’éléphant est à nous !… Vous le savez bien… ce n’est pas une bête de guerre…