Page:Magasin d'Éducation et de Récréation, Tome XIV, 1901.djvu/69

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

L’entière matinée, pendant laquelle on ne perdit pas un instant, fut consacrée à cette pénible occupation, et M. Bourcart ne la fit reprendre que vers une heure, après le repas de midi.

Les matelots attaquèrent alors la monstrueuse tête. Lorsque les harponneurs en eurent chaviré les quatre morceaux, ils détachèrent à la hache les fanons, qui sont plus ou moins longs suivants leur grosseur. De ces lames fibreuses et cornées, les premières, courtes et étroites, s’élargissent en se rapprochant du milieu de la mâchoire, et diminuent ensuite jusqu’au fond de la bouche. Rangées avec une parfaite régularité, emboîtées les unes dans les autres, elles forment une espèce de treillis ou de nasse qui retient les animalcules, les myriades de petits articulés dont se nourrissent les souffleurs.

Lorsque les fanons eurent été enlevés, Jean-Marie Cabidoulin les fit transporter à l’arrière au pied de la dunette. Il n’y aurait plus qu’à les gratter pour en décoller le blanc qui provient des gencives et est de qualité supérieure. Quant au gras contenu dans le dessus de la tête, il fut détaché et mis en réserve. Enfin, la tête entièrement vidée de tout ce qu’elle renfermait d’utilisable, ses tronçons furent rejetés à la mer.

La fin de la journée et la journée suivante, l’équipage s’occupa de la fonte du gras. Comme les vigies n’avaient signalé aucune autre baleine, il n’y eut pas occasion d’amener les pirogues et tout le monde s’employa à la besogne.

Maître Cabidoulin fit ranger un certain nombre de bailles sur le pont entre le grand mât et le gaillard d’avant. Après avoir été introduit par morceaux dans les bailles, le gras, soumis à la pression d’une mécanique, forma des fragments assez minces pour entrer dans les pots de la cabousse, où ils allaient fondre sous l’action de la chaleur.

Cela fait, ce qui resterait, le résidu, l’escrabe comme on l’appelle, servirait à entretenir le feu pendant le temps que fonctionnerait la cabousse, c’est-à-dire jusqu’au moment où tout le gras serait converti en huile. L’opération terminée, il n’y aurait plus qu’à envoyer cette huile aux barils assujetis dans la cale.

Cette manutention ne présente aucune difficulté. Elle consiste à laisser couler le liquide dans une baille placée à l’intérieur, à travers un petit panneau, au moyen d’une manche en toile pourvue d’un robinet à son extrémité et qui l’envoie aux barils.

le travail est alors achevé, et il recommencera dans les mêmes conditions, quand les pirogues auront amarré d’autres baleines.

Le soir venu, après que l’huile eut été emmagasinée, M. Bourcart demanda à maître Cabidoulin s’il ne s’était pas trompé sur le rendement de l’animal.

« Non, capitaine, déclara le tonnelier. La bête nous a valu cent quinze barils…

— Tout autant… s’écria le docteur Filhiol. Eh bien, il faut l’avoir vu pour le croire !…

— J’en conviens, répondit M. Heurtaux, et cette baleine là est une des plus grosses que nous ayons jamais harponnées…

— Un coup heureux du lieutenant Allotte ! ajouta le capitaine Bourcart et s’il le recommence une dizaine de fois, nous serons bien près d’avoir complet chargement ! »

On le voit, les bons pronostics de M. Bourcart semblaient devoir l’emporter sur les mauvais pronostics de Jean-Marie Cabidoulin.

Ces parages de la Nouvelle-Zélande sont à juste raison très recherchés. Avant l’arrivée du Saint-Enoch, plusieurs navires anglais et américains avaient déjà fait une excellente campagne. Les baleines franches se laissent plus facilement capturer que les autres ; elles ont l’ouïe moins fine et il est possible de les approcher sans éveiller leur attention. Par malheur, les tourmentes sont si fréquentes, si terribles en ces mers que, chaque nuit, il faut tenir le large sous petite voilure afin d’éviter de se mettre à la côte.

Pendant les quatre semaines que M. Bourcart passa en ces lieux, l’équipage amarra onze baleines. Deux furent prises par le second Heurtaux, trois par le lieutenant Coquebert, quatre par le lieutenant Allotte, deux par le capitaine. Mais elles n’égalaient