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convulsions d’un si puissant animal. C’est alors que les pirogues sont le plus exposées, et un coup de sa queue suffit à les mettre en pièces. Cette fois, les deux lieutenants furent assez adroits pour l’éviter, et, après s’être retournée sur le flanc, la baleine demeura flotta immobile à la surface de la mer.

En ce moment, les deux embarcations se trouvaient à un mille et demi du Saint-Enoch, qui manœuvra de manière à leur épargner de la route. La houle s’accentuait sous une brise de nord-ouest. D’ailleurs, la baleine capturée — une baleine franche — était d’un tel volume que les hommes auraient eu grand’peine à la déhaler.

Il arrive parfois que les pirogues ont été entraînées à plusieurs milles du bâtiment. Dans ce cas, si le courant est contraire, elles sont obligées de mouiller sur la baleine en y portant une petite ancre, et on ne la remorque qu’à l’heure où le courant prend une direction inverse.

En cette occasion, il ne fut pas nécessaire d’attendre. Vers quatre heures, le Saint-Enoch avait pu se rapprocher à quelques encâblures. Les deux pirogues le rejoignirent, et, avant cinq heures, la baleine fut amarrée au long du bord.

Le lieutenant Allotte et ses hommes reçurent les félicitations de tout l’équipage. L’animal était vraiment de belle grosseur, mesurant près de vingt-deux mètres sur une douzaine de circonférence en arrière des nageoires pectorales, ce qui lui donnait le poids d’environ soixante-dix mille kilogrammes.

« Mes compliments, Allotte, mes compliments !… répétait M. Bourcart. Voilà un heureux coup de début, et il ne faudrait pas beaucoup de baleines de cette taille pour emplir notre cale.

— Qu’est-ce que vous en pensez, maître Cabidoulin ?…

— M’est avis, répondit le tonnelier, que cette bête-là nous vaudra au moins cent barils d’huile, et, si je me trompe d’une dizaine, c’est que je n’ai plus l’œil juste ! »

Et, sans doute, Jean-Marie Cabidoulin s’y entendait assez pour ne point commettre une erreur d’appréciation.

« Aujourd’hui, dit alors le capitaine Bourcart, il est trop tard. La mer tombe, le vent aussi, et nous resterons sous petite voilure. Amarrez solidement la baleine… Demain on s’occupera du dépeçage. »

La nuit fut calme, et le Saint-Enoch n’eut pas à louvoyer. Dès que le soleil parut à l’horizon, l’équipage se distribua le travail, et, tout d’abord, les hommes passèrent les garants d’appareils, afin de virer la baleine au guindeau.

Une chaîne fut alors engagée sous la nageoire du dehors, puis baguée dessus de manière à ne point déraper. Dès que les harponneurs eurent décollé l’autre nageoire, les matelots aux barres du guindeau virèrent pour haler l’animal à bord. Dans ces conditions, il ne demandait qu’à tourner sur lui-même, et l’opération s’accomplirait sans difficulté.

Cela fait, la tête s’amena en quatre morceaux : les lippes, qui furent coupées et accrochées à un énorme croc ; la gorge et la langue, qui tombèrent ensemble sur le pont par-dessus les bastingages ; puis l’extrémité du mufle, à laquelle sont fixés les fanons, dont le nombre n’est jamais inférieur à cinq cents.

Cette besogne exigea le plus de temps, car, pour avoir ce dernier morceau de la tête, on doit scier l’os assez gros et très dur, qui l’attache au corps.

Au surplus, maître Cabidoulin surveillait tout ce travail, et l’équipage n’y était point novice.

Dès que les quatre fragments de la tête eurent été déposés sur le pont, on se mit à virer le gras de la baleine, après l’avoir découpé en tranches larges d’une brasse et d’une longueur variant entre huit et neuf pieds.

Lorsque la plus grande partie fut à bord, les matelots purent couper la queue et se débarrasser de ce qui restait de la carcasse du côté du large. On eut ensuite successivement les divers moignons de la baleine dont il fut aisé de décoller le gras, lorsqu’ils gisèrent sur le pont, et plus aisément que si le corps eût été amarré au flanc du navire.