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LES HISTOIRES DE CABIDOULIN

— À demain donc, capitaine, répondit le docteur, et, quant au départ…

— Le départ pourrait s’effectuer dès demain même, à la marée du soir, si j’étais parvenu à remplacer mon tonnelier comme j’ai remplacé mon médecin…

— Ah ! vous n’avez pas encore votre équipage au complet, capitaine ?…

— Non, par malheur, monsieur Filhiol, et il est impossible de compter sur ce pauvre Brulard…

— Il est malade ?…

— Oui… si c’est être malade que d’avoir des rhumatismes qui vous paralysent bras et jambes… Et, cependant, croyez bien que ce n’est point en naviguant sur le Saint-Enoch qu’il les a attrapés…

— Mais j’y pense, capitaine, dit le jeune médecin, je suis à même de vous indiquer un tonnelier…

— Vous ?… »

Et le capitaine Bourcart allait se dépenser comme d’habitude en remerciements prématurés à l’adresse de ce providentiel docteur. Il semblait qu’il entendait déjà résonner les coups du maillet sur les douves des barils de sa cale. Or, sa joie fut de courte durée, et il secoua la tête lamentablement lorsque M. Filhiol eut ajouté :

« Vous n’avez donc pas songé à maître Cabidoulin ?…

— Jean-Marie Cabidoulin… de la rue des Tournettes ?… s’écria M. Bourcart.

— Lui-même !… Est-ce qu’il peut y avoir un autre Cabidoulin au Havre et même ailleurs ?…

— Jean-Marie Cabidoulin !… répétait le capitaine Bourcart.

— En personne…

— Et comment connaissez-vous Cabidoulin ?…

— Parce que je l’ai soigné…

— Alors… lui aussi… malade ?… Mais il y a donc épidémie sur les tonneliers ?…

— Non, rassurez-vous, capitaine… une blessure à la main, maintenant guérie, et qui ne l’empêche point de manier la doloire… C’est un homme de bonne santé, de bonne constitution, encore robuste pour son âge, à peine la cinquantaine, et qui ferait bien votre affaire…

— Sans doute, sans doute, répondit M. Bourcart. Mais si vous connaissez Jean-Marie Cabidoulin, je le connais aussi, et je ne pense pas qu’aucun capitaine consentirait à l’embarquer…

— Pourquoi ?…

— Oh ! il sait bien son métier et il en a fait des campagnes de pêche… Sa dernière remonte à cinq ou six ans déjà…

— M’apprendrez-vous, capitaine, pour quelle raison on ne voudrait pas de lui ?…

— Parce que c’est un prophète de malheur, monsieur Filhiol, parce qu’il est sans cesse à prédire sinistres et catastrophes… parce que, à l’entendre, quand on entreprend un voyage sur mer, ce doit être le dernier et on n’en reviendra pas !… Et puis des histoires de monstres marins qu’il prétend avoir rencontrés… et qu’il rencontrerait encore !… Voyez-vous, monsieur Filhiol, cet homme-là est capable de démoraliser tout un équipage !…

— Est-ce sérieux, capitaine ?…

— Très sérieux !

— Voyons… à défaut d’autre, et puisque vous avez besoin d’un tonnelier…

— Oui… je sais bien… à défaut d’autre !… Et pourtant, celui-là, jamais je n’y aurais songé !… Enfin, faute de pouvoir mettre le cap au nord, on le met au sud… Et si maître Cabidoulin voulait… mais il ne voudra pas…

— On peut toujours essayer…

— Non… c’est inutile… Et puis, Cabidoulin… Cabidoulin !… répétait M. Bourcart.

— Si nous allions le voir ?… » proposa M. Filhiol.

Le capitaine Bourcart, très hésitant, très perplexe, croisa et décroisa ses bras, se consulta, pesa le pour et le contre, secoua la tête comme s’il fût au moment de s’engager dans une mauvaise affaire. Puis, le désir de mettre au plus tôt en mer l’emportant sur toute considération :

« Allons ! » répondit-il.

Un instant après, tous deux avaient quitté le bassin du Commerce et se dirigeaient vers la demeure du tonnelier.