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JULES VERNE

pas en reste avec la personne qui l’honorait de sa visite, — le jeune homme s’exprima en ces termes :

« J’ai appris, d’après ce qu’on disait à la Bourse, que le départ du Saint-Enoch était retardé par suite du mauvais état de santé de son médecin habituel…

— Ce n’est que trop vrai, monsieur…

— Monsieur Filhiol… Je suis le docteur Filhiol, capitaine, et je viens vous offrir de remplacer le docteur Sinoquet à bord de votre navire. »

Le capitaine Bourcart apprit alors que ce jeune homme, originaire de Rouen, appartenait à une famille d’industriels de cette ville. Son désir était d’exercer sa profession dans la marine de commerce. Toutefois, avant d’entrer au service de la Compagnie transatlantique, il serait heureux de prendre part à une campagne de baleinier et de débuter par la rude navigation des mers du Pacifique. Il pouvait fournir les meilleures références et le capitaine Bourcart n’aurait qu’à se renseigner sur son compte chez tels ou tels négociants ou armateurs du Havre.

M. Bourcart avait très attentivement observé le jeune docteur, de physionomie franche et sympathique. Nul doute qu’il ne fût de constitution vigoureuse, de caractère résolu. Il s’y connaissait, ce n’était pas celui-là, bien bâti, bien portant, qui contracterait des rhumatismes à son bord. Aussi répondit-il :

« Monsieur, vous venez fort à propos, je ne vous le cache point, et si, ce dont je suis certain d’avance, mes informations vous sont favorables, ce sera chose faite. Vous pourrez, dès demain, procéder à votre installation sur le Saint-Enoch et vous n’aurez pas lieu de vous en repentir…

— J’en ai l’assurance, capitaine, répondit le docteur Filhiol, car, avant que vous ayez à prendre des renseignements sur moi, je vous avouerai que j’en ai pris sur vous…

— Et c’était sage, déclara M. Bourcart. S’il ne faut jamais s’embarquer sans biscuit, il ne faut pas inscrire son nom sur le rôle d’un bâtiment sans savoir à qui on a affaire…

— Je l’ai pensé, capitaine.

— Vous avez eu raison, monsieur Filhiol, et, si je comprends bien, les renseignements que vous avez recueillis ont été tout à mon avantage…

— Oui, capitaine, et j’aime à croire que ceux que vous allez prendre le seront au mien. »

Décidément, le capitaine Bourcart et le jeune médecin, s’ils se valaient en franchise, s’égalaient en urbanité.

« Une seule question, cependant, reprit alors le capitaine Bourcart. Monsieur Filhiol, avez-vous déjà voyagé sur mer ?…

— Quelques courtes traversées à travers la Manche…

— Et… pas malade ?…

— Non, et j’ai même lieu de croire que je ne le serai jamais…

— C’est à considérer pour un médecin, vous en conviendrez…

— En effet, capitaine.

— Maintenant, je ne dois pas vous le cacher, elles sont pénibles, dangereuses, nos campagnes de pêche !… Les misères, souvent les privations, ne nous y sont point épargnées, et c’est un dur apprentissage de la vie de marin…

— Je le sais, capitaine, mais, cet apprentissage, je ne le redoute pas…

— Et non seulement nos campagnes sont périlleuses, docteur Filhiol, mais elles sont longues parfois… Cela dépend de circonstances plus ou moins favorables… Qui sait si le Saint-Enoch ne sera pas deux ou trois ans sans revenir…

— Il reviendra quand il reviendra, capitaine, et l’essentiel, c’est que tous ceux qu’il emmène reviennent au port avec lui ! »

M. Bourcart ne pouvait qu’être très satisfait de ces sentiments exprimés de cette façon et, certainement, il s’entendrait en tous points avec le docteur Filhiol si les références indiquées permettaient de signer avec lui.

« Monsieur, lui dit-il, je n’aurai, je crois, qu’à me féliciter d’être entré en rapport avec vous, et, dès demain, après avoir pris mes informations, j’espère que votre nom sera inscrit sur le livre de bord.