Page:Magasin d education et de recreation - vol 15 - 1871-1872.djvu/353

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la campagne. Les nuages à l’orient, déjà roses, se teintèrent de feu ; les terrains au-dessous, masqués par des voiles grisâtres, s’élargirent en s’illuminant ; on eût dit qu’ils surgissaient avec le rayon, et que la lumière créait l’étendue. Bientôt les brumes blanches, si mollement couchées sur les prés, se soulevèrent, en rougissant, sous les rayons qui les pénétraient, devinrent transparentes, et peu à peu se vaporisèrent en une sorte d’épaisse lueur. Tout s’éveilla : la voix du coq éclata plus retentissante ; des chants, des cris partirent de toutes les feuillées ; de graves mugissements montèrent des étables, ou se prolongèrent dans les champs. Les toits des villages étincelèrent et de leurs cheminées s’élevèrent des fumées bleuâtres. La voix humaine, par des appels sonores au travail, vint s’ajouter à ces harmonies. Tout ce qui était silence devint chant ; tout ce qui était repos devint activité ; tout ce qui était obscur devint clair. L’ombre elle-même, de grise devenue bleuâtre, embellie, sourit.

Édouard voyait cela pour la première fois ; car ce n’est pas voir lever le soleil que d’apercevoir dans la ville, au matin, des rayons plus doux et plus pâles que ceux du milieu du jour tomber obliquement sur de froides murailles. Il en fut tout saisi d’admiration, et il lui sembla que cette grande vie, qui pénétrait et renouvelait ainsi toutes choses, le pénétrait aussi, renouvelait son cœur, et lui versait la joie et l’espérance. 1] demeura pensif, ému ; mais sur son front et dans ses yeux l’ombre triste aussi était remplacée par la lumière. Amine, qui, s’apercevant de l’inaction d’Édouard, le regarda, fut toute joyeuse de le voir ainsi.

« Oh, vous avez bien fait, Édoiiard de venir avec nous. Il faudra venir aussi demain.

— Oui, répondit-il, je viendrai. »

Il n’en dit pas davantage ; car les enfants savent peu exprimer leurs sentiments, et même, chez la plupart, je crois, c’est une timidité, un doux embarras, qui les leur . fait garder au fond du cœur ; mais Édouard pensait : « Amine est bien bonne, elle oublie que j’ai été bourru avec elle, et veut toujours me consoler. Maintenant, je les aimerai, elle et tous les autres, et cela ne m’empêchera pas de regretter mon père, ma sœur et maman. »

Il reprit son travail avec ardeur, enleva plusieurs belles tranches de mousse, et reçut les compliments d’Amine, puis ils revinrent à la maison, roulant tour à tour la brouette chargée et tous empressés de bâtir de nouveaux siéges pour le salon champêtre, où ils plaçaient en idée de bons petits repas et d’aimables conversations. Les fauteuils construits la veille avaient un peu souffert du soleil. Édouard pensa qu’il ne suflisait pas d’arroser la mousse pour qu’elle pût se bien replanter ; mais qu’il fallait lui faire de l’ombre, et sur cette bonne idée, qui fut applaudie, on planta des branches autour de chaque fauteuil, et on jeta sur ces branches des toiles qui firent parasol. On achevait à peine que la cloche du déjeuner sonna. Et comme l’on avait faim ! Comme le lait fut bon à boire ! Comme le beurre fut exquis ! Édouard n’avait jamais eu tant d’appétit. Et tout en mangeant il souriait au récit de leur promenade, fait par Amine, et où elle mêlait sans cesse les noms d’Émile et d’Édouard. Pour la première fois, il se sentait frère de ces deux bons enfants et membre adopté de cette famille. Il comprenait maintenant que le cœur est assez large pour avoir beaucoup d’affections, que plus il aime, plus il s’agrandit, et que l’on n’est heureux qu’en aimant ceux qui vous entourent.

Lucie B.

La suite prochainement.