Page:Magasin d education et de recreation - vol 16 - 1871-1872.djvu/150

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peine, et ils vous accueilleront de bon cœur. »

Chemin faisant, ils causèrent comme de bons amis.

« Je comprends ben, allez, disait Antoine, pourquoi vous vous estimez plus qu’nous. C’est qu’vous valez mieux en effet pour ben des choses. Mais ça n’est pas notr’faute à nous. Ah ! que nous serions heureux si nous pouvions, nous aussi, apprendre !… »

Sa figure, éclairée du rêve de ce désir, en disait plus long que ses paroles, et tout ému, Édouard conçut en ce moment l’espoir de satisfaire son ami ; car déjà il nommait ainsi Antoine dans son cœur, et cette amitié, pour être si nouvelle, n’en était pas moins vive. Sans doute, lui-même ne savait pas grand’chose ; mais c’était encore plus que ne savait Antoine, et s’il pouvait…

« Si vous vouliez, Antoine, je tâcherais, moi, de vous apprendre ce qu’on m’a appris. »

Antoine sourit, mais avec un peu de mélancolie.

« Vous êtes ben bon, monsieur Édouard, mais quand ça se pourrait-il ? Le dimanche ? Nous n’avons que ce jour-là. Encore a-t-on ben affaire. Les bêtes ne chôment de manger. Et alors les amis viennent, et on ne peut pas les renvoyer, et ça délasse d’être là, les bras ballants, à causer un peu. Pourtant, ça serait bon pour des hommes d’avoir un tant soit peu plus d’idées que leurs bêtes, et m’est avis, que l’ouvrage n’en irait que mieux. Aussi, tout de même, je n’vous refuse pas, au moins, monsieur Édouard, nous verrons si ça se peut arranger, et en attendant, je vous remercie. »

Le reste de la journée fut tout autre pour Édouard. Déchargé par la générosité d’Antoine du poids qui l’avait oppressé jusque-là, il partagea gaiement les jeux de ses camarades et fut le premier à rire avec eux de sa mésaventure de la grange. Maintenant il se sentait fort, adroit, léger. Aussi ne lui arriva-t-il plus rien de désagréable, et fit-il merveille à sauter les fossés et à grimper dans les arbres. Et il ne put s’empêcher de réfléchir là-dessus et de remarquer la grande ressemblance des choses visibles et des invisibles. Quand, chargé du souvenir de sa sottise, il se croyait en butte à l’hostilité de ceux qui l’entouraient, c’était vraiment un poids qu’il portait, qui le rendait lourd, maladroit, mal disposé en toutes choses. Les hommes ont bien senti cela, et l’ont exprimé dans toutes leurs langues. C’est ainsi qu’on dit : Courbé de honte, écrasé de douleur, exalté de joie, ou encore : Grandeur morale, bassesse de cœur, etc. Et ce n’est point, comme le disent les grammairiens, une figure, mais une vérité. Tout ce qui est bon fortifie, tout ce qui est beau élève ; tout ce qui est mal abaisse et fait souffrir.

Édouard, en revenant de la ferme chez M. Ledan, fit le chemin sans fatigue, bien qu’il eût couru tout le jour. Son amitié pour Antoine, et l’espoir qu’il avait de lui être utile, en lui mettant le contentement au cœur, lui mettait aussi comme des ailes aux pieds. Et, le lendemain, au lieu de reprendre ses livres avec un peu de maussaderie et de langueur, comme cela lui arrivait souvent le lundi, il les rouvrit avec un intérêt nouveau, en se rappelant cette parole d’Antoine :

« Oh ! nous serions si heureux d’apprendre, nous aussi ! »

LUCIE B.

La suite prochainement.