Page:Magasin d education et de recreation - vol 16 - 1871-1872.djvu/298

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De quoi donc se compose la vie, si ce n’est de jours ordinaires, bien plutôt que de grands événements ?

— C’est vrai, dit Amine. Et pourtant nous avons l’habitude de ne tenir compte que des faits marquants, extraordinaires, ce qui réduirait notre vie à un bien petit nombre de jours.

— Et c’est encore ainsi que l’on comprend l’histoire, dit M. Ledan, et qu’elle contribue à nous fausser le jugement, en ne tenant compte que du fait éclatant, personnel, intérieur.

— Monsieur, dit Victor, ne trouvez-vous pas que le triomphe si complet de notre voisin fut un peu injuste ? Car enfin il avait eu des torts aussi ?

— Je suis certain, mon enfant, que ses souffrances intimes furent plus vives et plus amères que les vôtres : car la légèreté propre à l’enfance vous faisait plutôt un jeu de tout cela, tandis que l’amour propre froissé chez un homme de petit

esprit cause d’intolérables piqûres. Sans doute il en garde encore le ressentiment.

— Oh bien ! pas moi, dit Victor. Non, je ne lui en veux plus. D’autant mieux que j’ai entendu dire que cet homme-là, quoique rageur et grognon, était bon cependant, honnête, et faisait du bien autant qu’il pouvait. La petite bonne était une orpheline élevée par eux.

— Il y a pourtant des victimes innocentes dans tout cela, dit une voix moqueuse : c’est le père et la mère de Victor.

— Ah ! Charles, s’écria M. Ledan, que vous êtes précieux dans une discussion ! Sans vous, nous n’examinerions jamais un sujet sous toutes ses faces. Que pense l’assemblée de cette objection ? »

L’assemblée écarquilla quelque peu les yeux, mit sOn front dans ses mains, se gratta l’oreille et finit par déclarer qu’en effet la chose ne lui paraissait pas juste.

« Eh bien, je vais à présent donner mon

ÉDUCATION. — RÉCRÉATION.

avis, reprit M. Ledan, et sacrifier sur l’autel de la justice une part de mes prérogatives paternelles. »,

Cette parole éveilla fort l’attention des enfants, qui tendirent l’oreille d’un air un peu étonné, et M. Ledan poursuivit :

« Mes enfants, nous sommes loin de tout savoir, même en morale, et il n’est peut-être pas encore permis d’affirmer, en l’absence de preuves suffisantes, que la naissance d’un enfant et son caractère, c’est-à-dire la part de bonheur ou de malheur, de joie ou de tristesse, qu’il apporte au sein de la famille, est l’effet naturel des causes qui ont présidé à cette naissance, et par conséquent une œuvre profonde, quoique secrète, de justice ; — en d’autres termes, car tout ceci est un peu métaphysique pour vous, il est probable, sinon certain, que le caractère d’un enfant dépend pour beaucoup de celui de ses parents et ascendants, et des passions, des préjugés, du milieu où il prend naissance. Cela est conforme aux lois générales, et je m’y soumets pour ma part, — sans peine d’ailleurs, ajouta-t-il en regardant ses enfants avec tendresse. — Mais, laissant de côté tout ce qui détermine la naissance, et ne parlant que de l’éducation, vous concevez aisément quelle responsabilité incombe au père et à la mère, et qu’on peut attribuer une grande partie des défauts des enfants, soit au manque de savoir-faire, soit au manque de dévouement des éducateurs. Il est donc assez juste qu’ils en portent aussi la peine.

— Ah ! père, s’écria Amine avec un regard aussi tendre que son sourire était malicieux, c’est bien ! c’est bien ! me voilà ravie ! Aussi, quand je ferai des sottises, c’est toi, père, qui seras puni. » En même temps, elle se jeta au cou de son père.

« Certainement, ma fille », répondit M. Ledan en la serrant dans ses bras.

Lucie B.