Page:Magasin d education et de recreation - vol 16 - 1871-1872.djvu/297

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du haut de mon pommier j’aperçus chez le voisin des mouvements inaccoutumés, des allées et venues étrangères, et il me tomba dans l’oreille des mots qui me la rendirent plus rouge que si on me l’eût tirée très-fort ; ceux-ci : plainte au parquet, escalade, violation de clôture, maison de correction. Une inquiétude terrible me saisit. Qu’allait-il arriver ? J’eus peur. Deux jours après mon aventure, je voyais entrer mon père dans ma chambre, et tout d’abord son regard sévère me terrifia. — Eh bien ! me dit-il, vous n’êtes plus seulement un polisson, vous devenez un malfaiteur. Vous nous déshonorez. Vous êtes cité devant le tribunal pour crime d’escalade et de violation de clôture, la nuit, dans une maison habitée. Mon père était pâle et tremblant de colère et de douleur. Il me voyait, aux yeux de toute notre ville, trainé sur le banc des accusés, où lui-même devait m’accompagner ! Ma mère était dans les larmes. Alors, je l’avoue, mon courage fléchit ; je fus épouvanté ; je regrettai amèrement d’avoir engagé cette lutte où je voulais le triomphe, et qui se terminait pour moi d’une façon si terrible et si humiliante. Moi qui tenais tant à ne pas laisser le dernier mot à mon adversaire, il fallut bien abdiquer cet orgueil ; il fallut aller plus loin encore, espérer en sa miséricorde et la laisser implorer.

« Des amis de mon père s’entremirent ; le magistrat lui-même engagea notre voisin à ne pas user de ses droits contre moi. Vous devinez bien que mes pas marqués sur le sable, du mur au sapin, le ballon qui n’avait pas pu s’en revenir tout seul chez nous, le chien aveuglé, toutes les preuves enfin du crime et de mon identité, avaient été constatées par témoins dès le lendemain. La chose en elle-même était fort grave, et il paraît que l’on condamne des hommes au bagne pour cela. Ma seule excuse était que je n’avais pas voulu voler ; mais la loi n’emportait pas moins l’emprisonnement. Enfin tout s’arrangea. La haine de mon ennemi céda à la pression de l’opinion ; car, tout en me blâmant sévèrement, on s’indignait pourtant d’une vengeance si implacable contre un enfant. Mon père paya vingt fois la valeur de la branche de sapin cassée, des plates-bandes piétinées et des petits pois froissés. La paix revint enfin parmi nous, et ma pauvre mère cessa de pleurer. Mais je n’en restai pas moins longtemps courbé sous le poids de ce souvenir, non-seulement à la maison, vis-à-vis de mes parents devenus plus défiants et plus sévères, mais aussi dans notre ville, où je jouissais, — et cela doit bien durer encore, je pense, — de la réputation d’un très-mauvais sujet. Voilà mon histoire, et je vous assure qu’il m’a fallu du courage pour la raconter ; car j’en ai eu tant de honte et tant d’ennui, que je souffre encore d’y penser, et que je voudrais bien que ça ne fût jamais arrivé.

— Mais, Victor, observa M. Ledan, pourquoi donc alors prétendiez-vous en commençant que vous ne saviez pas à quoi vous en tenir sur la justice des choses, et que votre histoire ne prouvait rien ?

— Monsieur, c’est parce que, en définitive, il ne m’est rien arrivé, c’est-à-dire que le procès n’a pas eu lieu, que je n’ai pas été condamné, et que j’en suis resté quitte pour la peur.

— Ah ! c’est bien cela. On ne tient jamais compte que du fait tangible, et voilà pourquoi l’appréciation du bonheur ou du malheur est si fausse en général dans l’humanité. Mais quoi ! ces malaises intérieurs, ces angoisses, ces colères, ces haines, tous ces tourments qui dévorent l’être au dedans, tout cela ne serait pas du malheur, de la souffrance ? De quoi donc se compose le bonheur, si ce n’est d’impressions douces ? Et de quoi le malheur, si ce n’est d’impressions pénibles ?