Page:Magasin d education et de recreation - vol 16 - 1871-1872.djvu/311

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impudemment. Mon transport redoubla, et je me mis à le frapper de toutes mes forces. Je ne voulais d’abord que lui donner une correction ; mais la colère est une ivresse, une folie ! Je l’étourdis : il lâcha la branche en poussant un cri étouffé ; je le vis tomber en étendant convulsivement les bras, et j’entendis le bruit sourd que fit son corps en touchant la terre.

« Alors, moi aussi je ressentis un grand choc, là ! dit Ernest en posant la main sur son estomac. Au milieu de la fièvre où j’étais, un froid subit courut dans mes veines, et je descendis tout saisi. Paul était étendu, les veux fermés, pâle ; je le crus mort !

« Oh ! voyez-vous, poursuivit Ernest, qui frémissait encore à ce souvenir, l’impression qu’en ce moment-là j’ai reçue, je ne l’oublierai jamais. En un instant, fa vie changea pour moi d’aspect, comme un décor au théâtre. Je me vis criminel, je me vis un assassin. Je sentis la douleur de cette famille ; je reçus leurs imprécations… Les miens désespérés, moi perdu, si jeune encore ! Saisi d’épouvante, d’horreur, je désirai bien sincèrement être mort à la place de Paul !

— Il n’était pas mort ! cria Émile éperdu, et qui, se cachant le visage dans ses mains, fondit en larmes.

— Diable d’Émile ! va ! dit Charles. Quelle bonne foi ! S’il va jamais au théâtre, il transportera la scène dans la salle.

— Je songeai aussi, reprit Ernest, peu étonné de la sensibilité d’Émile, car il était lui-même vivement impressionné par le souvenir de l’épreuve qu’il racontait, je songeai encore à m’enfuir, à disparaître du pays, à errer misérable, loin de tous ceux qui m’avaient connu… Et puis, cependant, quelque chose me retenait à cette place, et bientôt je pensai que peut-être Paul n’était pas mort ; je sentis le devoir de lui apporter secours ; je courus chercher ma mère… Quand nous revînmes près de lui, Paul sortait de son évanouissement ; mais il n’était guère moins pâle. Mon père, anxieusement, le palpa, interrogea tous les membres, et, quand ce fut au bras gauche, Paul jeta un grand cri : ce bras était cassé !…

« Après la peur de l’avoir tué, j’eus celle de le voir infirme par ma faute, et ces craintes n’avaient rien d’exagéré ; car tout cela pouvait arriver. J’ai dû supporter la douleur, l’effroi, les reproches des parents et leur aversion ; le blâme de tous ! Oh ! que j’ai été malheureux pendant ces deux mois !

« Mais les réflexions journalières que m’imposait cette angoisse n’ont pas été inutiles. J’ai reconnu avec épouvante que ces criminels, qui vont au bagne, n’étaient d’abord, pour la plupart sans doute, que des esclaves de la colère, que des êtres atteints, de même que moi, de cette cruelle passion, et qui n’avaient pas su la maîtriser. Je sentis que je pouvais devenir semblable à eux ; que si je ne parvenais pas à me rendre maître de moi-même, il ne dépendait plus que du hasard et des circonstances de me faire commettre les plus grands crimes et de me vouer aux plus grands malheurs. Depuis ce temps, je ne suis malheureusement pas encore patient ; mais quand l’impression devient trop vive, quand je sens monter au visage le flot brûlant, alors je me rappelle ce que je viens de vous raconter ; je revois Paul tombant du haut de l’arbre, les bras étendus ; j’entends encore le bruit sec et sourd de son corps touchant la terre ; et tout aussitôt, cela me produit l’effet du bain dans la rivière. Je suis dégrisé.

— Bien, Ernest ! — Merci, Ernest ! » crièrent les enfants. Et tous restèrent émus et sérieux pendant quelque temps.

Lucie B.

La suite prochainement.