Page:Magasin d education et de recreation - vol 16 - 1871-1872.djvu/375

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Je ne dis rien ; mais au fond j’étais très-content. C’était la première fois de ma vie que j’étais brave et ça me faisait plaisir.

Il se passa longtemps ensuite sans qu’il y eût un nouvel orage ; mais je ne perdis pas mon temps pour cela ; car dès le lendemain soir, de moi-même, pour voir, je me mis à traverser sans lumière le corridor sombre qui mène de la cuisine à la chambre de ma mère. Ce ne fut pas sans hésitation d’abord à l’entrée ; mais ensuite je me lançai à corps perdu dans l’ombre et, sauf un peu d’étouffement, j’arrivai fort bien, sain et sauf, à la chambre de ma mère, où l’on passait la soirée. Mon père étaiten face de la porte, et son regard quand j’entrai se fixa sur moi. Il vit bien que derrière moi il n’y avait personne, pas de lumière. Il me vit un peu pâle et comprit :

« — Ah ! c’est toi, Jules. D’où viens-tu ?

— Papa, je viens de la cuisine.

— Victorine ! dit maman, voulant parler à la bonne, qu’elle croyait, comme à l’ordinaire, avec moi.

— Elle n’est pas là, dit mon père ; mais si tu as quelque chose à lui dire, Jules fera ta commission. »

Il me regardait en même temps d’un œil souriant et doux qui me remplit de courage et de fierté ; et je serais allé bien plus loin s’il l’eût voulu. :

Ma mère se retourna avec étonnement, vit que j’étais venu seul, sourit de même, et me donna la commission pour Victorine, Cette fois, je ne m’aperçus pas des ténèbres du tout. Je les traversai d’un pas hardi ; je revins de même, et je n’étais plus pâle et mes yeux brillaient, Mon père m’embrassa et dit :

« Je m’étais trompé. Jules n’est pas de l’espèce des lièvres ; c’est un homme. »

À partir de ce moment, je me fis un jeu de triompher de toutes mes anciennes frayeurs et je vis avec surprise que ce n’était pas du tout difficile. il suffisait de vouloir. Au premier orage qui eut lieu, je courus au jardin, tout seul ; j’écoutai les éclats de tonnerre en me promenant tranquillement, les bras croisés, dans les allées, et ne rentrai que trempé des pieds à la tête. Ma mère trouva même que j’avais poussé la chose trop loin. »

À cet endroit, les enfants interrompirent le conteur par des bravos, et Victor lui promit une couronne de lauriers.

« Lequel des deux états de votre esprit vous a rendu plus heureux, demanda Mme Ledan ; le courage ou la poltronnerie ?

— Oh ! s’écria Jules, c’est tout bonnement la différence de la maladie à la guérison. Je ne peux pas dire combien cela me rendait malheureux, ces peurs continuelles. On plaint les gens qui meurent ; mais ça ne leur arrive qu’une fois, tandis

que ceux qui ont tant peur de mourir, c’est comme s’ils mouraient sans cesse. Quand sous léclat de l’orage, les doigts enfoncés dans mes oreilles, je me serrais éperdu contre les genoux de ma mère, je souffrais, je crois, de la peur d’être foudroyé, plus que je n’aurais souffert du mal lui-même. Je ressentais un horrible serrement de cœur, et c’était toujours à recommencer. Au reste, — maman a bien remarqué cela, — dans l’année où je suis devenu brave, je suis aussi devenu bien portant, et j’ai beaucoup grandi. »

Jules s’arrêta, et parut hésiter ; puis !l dit un peu timidement :

— Je crois que j’ai encore autre chose à raconter.

Lucie B,

La suite prochainement.