Page:Magasin d education et de recreation - vol 16 - 1871-1872.djvu/86

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devoir. Je crois qu’il serait juste, au contraire, de le respecter pour cela ?

— Oui, monsieur.

— Ah ! si tel est votre avis, je suis sûr que maintenant, au lieu de les dédaigner, vous honorerez les vaillantes mains de ce pauvre Antoine ; c’est déjà cela de sauvé. Quant à ses manières. Il y a deux façons de n’être pas convenable : l’une consiste à ne pas observer les formes purement extérieures du savoir-vivre ; l’autre à ne pas respecter les convenances morales, c’est-à-dire, à oublier sa propre dignité, et à blesser la liberté et la dignité d’autrui.

— Oh ! Antoine manque seulement à la première.

— Disons tout de suite qu’il n’a que des défauts de forme.

— Oui, mais.

— Cela donne-t-il le droit de manquer vis-à-vis de lui aux convenances morales, chose beaucoup plus grave assurément ? »

Édouard baissa le nez.

« Du reste, vous avez bien raison de tenir à la propreté, à la beauté des formes, à la pureté du langage. L’harmonie des dehors est une bonne et belle chose, et nous avons pour devoir vis-à-vis des autres et de nous-mêmes de l’acquérir, quand les moyens nous en sont donnés. Toutefois nous ne pouvons donner le pas à cette qualité sur toutes les autres. On rencontre des gens propres et polis, qui sont en même temps fourbes, égoïstes, indélicats. De rudes, mais honnêtes campagnards, ne leur sont-ils pas préférables ?

— Oui, mais si les campagnards honnêtes étaient aussi bien élevés ? Pourquoi pas ?

— Oh ! vous avez bien raison, Édouard, Pourquoi pas ? Cette question-là, il faut se la faire sans cesse ; qui mieux est, il faut tâcher de la résoudre, et je vous engage à la garder en vous-même, et plus tard, quand vous serez homme, à l’adresser à tout propos et sous toutes les formes possibles, aux hommes de votre temps. Oui, certainement tous les campagnards, tous les travailleurs, tous les hommes devraient être instruits et bien élevés. Mais en attendant, je vais répondre à votre question comme il faut bien y répondre aujourd’hui : Ce jeune paysan n’est pas instruit et bien élevé, parce que sa famille n’a pu lui donner une autre éducation ; parce que le temps de ces travailleurs, qui ne sont pourtant pas des paresseux, je vous jure, passe à se procurer seulement de quoi vivre. À l’âge de six ans, déjà, le petit Antoine, armé d’un aiguillon, marchait, excitait les bœufs, dans les guérets, devant la charrue. Il allait aussi aux champs garder les oies ; puis les moutons ; puis les chevaux et les bœufs. À douze ans, il bêchait le jardin. À quinze ans, il prenait en main la charrue. Depuis l’âge de dix ans, votre âge, Édouard, ce garçon-là gagne sa vie, et maintenant celle de ses frères, plus jeunes que lui. Voilà pourquoi il n’a eu le temps d’aller à l’école qu’un petit nombre de mois, et pourquoi il ne sait pas le français. La pauvreté des siens, la nécessité de vivre, dès l’enfance, l’ont courbé sur le travail, du lever du soleil au coucher. C’est pour cela qu’il a les mains rudes, qu’il dit j’avions, sapredienne, que sa blouse de cotonnade est fripée, bien que, lavée toutes les semaines, elle soit en réalité au moins aussi propre que votre habit, Édouard. Non, ses parents ne lui ont pas enseigné les bonnes manières, car ils ne les connaissent pas. Honnêtes, ils lui ont seulement enseigné l’honnêteté. Vous ne verrez jamais Antoine blesser quelqu’un volontairement. Doux, bon, consciencieux, il possède du moins une délicatesse qui ne s’apprend guère. Il est de plus fort intelligent, et il ne lui manque en somme que ce que le sort lui a refusé. Est-ce un tort qu’il soit