Page:Magasin d education et de recreation - vol 16 - 1871-1872.djvu/85

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pour faire contenance, car il n’avait plus d’appétit ; et à peine Mme Ledan eut-elle commencé le geste de quitter sa chaise, qu’il se trouva hors de table et s’en alla, ou plutôt s’enfuit au jardin. Tout plein de l’irritation, si douloureuse, que produit en nous la conscience d’une faute commise, Édouard, les mains dans ses poches et la tête baissée, arpentait une des allées du fond du jardin quand il vit venir à lui M. Ledan.

Pourquoi M. Ledan venait-il ainsi trouver Édouard ? Ce ne pouvait être que pour lui adresser des reproches ; Édouard fronça les sourcils, enfonça plus profondément ses mains dans les poches de son pantalon, et de pied ferme attendit son instituteur, en cherchant des arguments capables de justifier une action, dont il se repentait pourtant en lui-même. Et il en eût trouvé certainement, si la première parole de M. Ledan n’eût déconcerté ses préparatifs de défense.

« Vous devinez, Édouard, pourquoi je viens causer avec vous. Mais notre conversation serait inutile si vous n’étiez disposé à causer franchement, sérieusement, comme on fait entre amis et entre gens désireux de s’éclairer mutuellement. Si vous voulez me dire quelles raisons vous avez eues de faire une insulte à ce jeune homme, je vous dirai ensuite quelles raisons il y avait pour ne pas le faire.

— Je ne dis pas, monsieur, que j’ai eu raison, avoua tout de suite Édouard, touché de cet appel à sa franchise.

— Ni moi non plus, répondit M. Ledan ; mais c’est précisément ce que je voudrais examiner avec vous.

— Eh bien, monsieur, je crois que j’ai eu tort.

— Moi aussi ; mais enfin, vous n’en êtes peut-être pas bien sûr ? Quand vous avez agi ainsi, VOUS étiez poussé par certains motifs, vous éprouviez un sentiment, qui n’a pu si vite s’effacer. Ne pensez-vous pas qu’il serait bon de l’analyser et de voir ce qu’il vaut, afin de le rejeter s’il est mauvais, ou de le conserver s’il est juste ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien alors, quels ont été les motifs de votre dédain pour Antoine ?

— Monsieur, c’est que… dame, il a des mains si rudes… et une blouse… pas très-propre… et des manières… si peu convenables… et un langage… »

En énumérant tout cela, Édouard commençait même à trouver qu’il n’avait pas eu si grand tort ; car enfin, la propreté est une vertu, et l’amour du beau… — M. Ledan prit la main d’Édouard, l’ouvrit, et lui fit remarquer certaines callosités à la paume, au-dessous des doigts.

« C’est depuis que je travaille à mon jardin, dit Edouard…

— Sans doute. Vous y travaillez ure heure environ par jour. Si vous y travailliez du matin ou soir, vos mains seraient partout durcies et jaunies comme à cet endroit. Mais cela ne les empêche pas d’être propres, n’est-ce pas ?

— Non, monsieur, quand elles sont très-bien lavées. »

M. Ledan retourna la main d’Édouard et attacha un regard significatif sur les ongles, qui étaient noirs, — elles n’étaient donc pas si bien lavées, — Édouard rougit jusqu’au blanc des yeux.

« Vous convenez donc, poursuivit M. Ledan, que les mains d’Antoine, bien que brunies et calleuses, sont propres quand il les a lavées ; le paysan ne manque pas à ce soin avant chaque repas. De plus, pensez-vous que le devoir d’un agriculteur soit d’avoir les mains douces ?

— Où ! non, ce serait un paresseux.

— Et l’on ne peut pas mépriser un homme parce qu’il travaille et fait son