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Page:Magasin d education et de recreation - vol 17 - 1872-1873.djvu/115

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LA JUSTICE DES CHOSES

LE SALON D’AMINE. — UNE LETTRE D’ADRIENNE

Le dimanche suivant, réunis de nouveau, comme il avait été convenu, au salon d’Amine, pour écouter les histoires qu’avaient à raconter M. et Mme Ledan, et la lettre de la sœur d’Édouard, ce fut par celle-ci que l’on commença :

« Mon cher petit frère,

« Je vois d’ici Sa Grandeur froncer les sourcils à ce premier mot, qui semble méconnaitre la sagesse et l’expérience — de Sa Grandeur. Mais songe, mon cher Loulou, que tu n’as que onze ans, et que j’en ai treize ! Treize ans ! Je suis une fille presque aussi grande que sa maman. On commence à me saluer comme une demoiselle qui a quitté les robes courtes, et qui a presque l’air d’une personne. C’est assez mon avis quand je me regarde sans rire au miroir, ce qui n’empêche pas que je viens d’être aussi sotte qu’une grande demoiselle, qui... mais je n’en finirais pas si je te détaillais toutes mes perfections, et comme c’est pour Ça que je t’écris, précisément, chaque chose viendra en son lieu. Je ne veux qu’ajouter un mot à propos de ce nom de petit frère que tu as vu en tête de ma lettre, c’est que ça me fait tant plaisir de t’appeler ainsi que je suis capable de le faire toujours, si toutefois Ta Grandeur n’en est pas trop exaspérée. Songe donc, Loulou, comme tu serais fier de t’entendre appeler encore petit frère, quand ta sœur ainée sera, elle, une vieille maman, et que tu verras toi-même poindre sur ta tête des cheveux gris. — Des cheveux gris à toi ! mon Loulou ! Est-ce que ça se peut jamais, dis ? Non, ça me semble aussi invraisemblable qu’un conte de fées. Je ne sais pas si tu es comme moi, mais quand les vieilles gens nous disent : — Nous avons été aussi frais, aussi jeunes, aussi roses, aussi riants que vous, je ne leur dis pas « non », mais je n’y crois pas. Non, je n’y crois pas, c’est plus fort que moi.

« Mais je babille comme une alouette et j’oublie que ma lettre est pour te dire des choses sérieuses. Oui, cher Loulou, je viens te confesser mes péchés, humblement, pour ton édification, afin que mon épreuve serve pour deux et que tu ne fasses pas comme moi. Est-ce beau de ma part, hein ?

« Pour ne pas trop me vanter, je dois dire que c’est maman qui le veut, ou du moins me le conseille. Tu sais combien elle désire, cette chère maman, que nous devenions sages, non par force, mais par conviction. Le mal est qu’on n’arrive guère à la conviction parfaite qu’en se mordant bien les doigts, et ça fait mal. Maman espère qu’en voyant ma blessure, cela t’apprendra à ne pas te mordre de la même manière. Donc, Loulou, je m’immole pour toi.

« Maman a dû te dire — car voilà trop longtemps que je ne L’ai écrit — que j’avais fait un voyage. Notre cousine de l’Orléanais, dont tu te souviens sans doute à peine, était venue à Paris pour affaires. Maman a été très-contente de la revoir, parce que c’est une amie d’enfance à elle, et moi, quand maman était occupée, je tenais compagnie à notre cousine, qui est très-bonne, et je fus plus d’une fois son cicerone dans Paris. Lorsqu’elle dut partir,