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Page:Magasin d education et de recreation - vol 17 - 1872-1873.djvu/184

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— « Est-ce qu’il y a des amis ?

— « Je le crois, dis-je, et je le sais.

— Vous croyez, vous, Ledan. C’est fort bien. Quant à savoir… Cela prouve simplement que vous ne démêlez pas l’intérêt qui unit à vous tel ou tel, qui… Si cet intérêt venait à céder.

« Une douleur l’interrompit, et il porta la main à sa tête. Je ne voulus pas discuter avec un malade, et lui parlai de son mal. Mais il reprit avec obstination :

— « Non, pour ses secrets et ses travaux, On ne peut se fier qu’à soi-même.— Ah ! la vie humaine, ajouta-t-il d’un ton plein d’amertume, quel désert ! Ceux qui l’aiment sont ceux qui ne la connaissent pas.

« Quand je le revis, deux jours après, 1] était fort mal et ne se faisait pas d’illusion sur son état. Nous nous renconträmes plusieurs à son chevet, et cet homme, qui ne croyait pas à l’amitié, qui déclarait la vie

de si peu de prix, fidèle à ce désir de l’admiration et de la louange des hommes qui l’avait dominé toute sa vie, trouva la force, au milieu de ses douleurs, de nous débiter un discours théâtral, où 1l se plaignait amèrement de l’injustice de ses contemporains et regrettait de voir interrompus des travaux dont il se plut à nous développer emphatiquement le plan et les conséquences. Ce jour-là encore, il fut aimable, éloquent, et retrouva par un effort

— toutes les séductions de son esprit. C’était

le testament de sa vanité. Il nous léguait le soin de sa gloire, bien sûr que ses paroles seraient reproduites, et que l’un de nous au moins les écrirait. Ce fut celui-là entre tous qu’il combla de caresses et de flatteries. Quand je fus seul avec lui, il retomba sur ses oreillers, épuisé, et devint plus brusque et plus impatient qu’auparavant pour sa femme et pour ceux qui le soignaient.

« La veille de sa mort, un vieillard de sa famille, qu’Albert traitait assez légèrement, parce qu’il n’était qu’un bonhomme, vint le voir :

— « Eh bien, c’est moi qui pars le premier ! lui dit-il d’un air stoïque et d’un ton léger.

— Allons donc ! s’écria le vieillard péniblement affecté, vous êtes jeune encore ; vous guérirez. Ce n’est pas sitôt que doit finir une si belle vie.

« Je vis les traits d’Albert se contracter.

— « Belle vie ! murmura-t-il entre ses dents. Oui, ma foi !… Je dis comme Ninon : Si j’avais su cela d’avance, je me serais pendu !

« Cette fois, il n’y avait pas à se tromper à l’expression de son visage : il ne posait pas. Peut-être oubliait-il que j’étais dans la chambre, et le vieillard, un peu sourd, n’avait rien entendu.

« Le mot ne me surprit pas ; il devait être profondément vrai. Cet homme avait tout subordonné à la vanité. Il était resté étranger aux deux forces vivifiantes de la vie : la foi et l’amour. Seul en lui-même, il n’avait pu goûter que des joies incomplètes et creuses, au lieu de cet aliment si fortifiant et si délicieux que nous donne la vie du cœur, et qui ne nous est pas moins nécessaire que l’aliment matériel. Les jouissances mêmes qu’il dut à sa vanité satisfaite durent être compensées par les souffrances de sa vanité trompée ; car aucune passion n’est plus susceptible et ne cause d’aussi cruelles —et fréquentes piqûres. Enfin, dans la préoccupation exclusive de lui-même et de sa gloire, il avait manqué jusqu’à son but ; car la science aussi veut être aimée et recherchée

pour elle-même et, selon la justice des choses, ne rend que ce qu’on lui donne. »

Lucie B.

La suite prochainement.