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Page:Magasin d education et de recreation - vol 17 - 1872-1873.djvu/82

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LA JUSTICE DES CHOSES

ÉDOUARD PROFESSEUR

On se levait de table, ce même soir, après avoir beaucoup exercé ses mâchoires aux dépens des plats, et non moins sa langue, sur les récits qui venaient de piquer la curiosité et la réflexion. Et, fatigués d’une longue immobilité, tous, bruyamment, coururent au jardin ou dans la cour se livrer à d’autres exercices. Le pauvre Édouard, seul, restait sur sa chaise avec ses coussins et regardait tristement s’enfuir l’essaim joyeux, en attendant que M. Ledan voulût bien lui offrir l’appui de son bras pour quitter aussi la salle à manger, quand, tout à coup, ramenant ses yeux de la fenêtre par laquelle on voyait dans la cour Victor pirouetter sur le dos de Charles, il aperçut près de lui la bonne et sereine figure d’Antoine, qui lui souriait de son sourire large et doux. Édouard, aussitôt, lui tendit la main avec joie.

« Comme vous voilà ! pauvre monsieur Édouard ! Ça m’a fait bien de la peine d’apprendre votre accident. Mais ça ne sera rien, m’a-t-on dit. Eh bien, j’étais venu, comme vous le vouliez, prendre une leçon ; mais, puisque c’est ainsi, ça sera seulement pour vous tenir compagnie, si çà ne vous ennuie pas. Voulez-vous aller dehors ?

— Je voulais aller sur le banc, dans la cour ; mais puisque vous voilà, Antoine, allons seulement près de la fenêtre, à cette petite table, et nous commencerons les leçons.

— Oh ! non, ça vous fatiguerait.

— Ça me fera plaisir. Vous voyez bien que je ne puis pas jouer. Donnez-moi la main. »

Et Édouard se soulevait lentement pour descendre de sa chaise et aller, avec l’appui de son ami, jusqu’à la fenêtre, quand il se sentit enlevé avec sa chaise par Antoine, qui l’établit près de la table, l’arrangea sur ses coussins aussi bien que l’eût fait Me Ledan et s’assit auprès de lui,

Ce n’était pas sans sans étonnement qu’Édouard le regardait faire. Où avait-il pris tant d’adresse et de douceur, cet enfant du rude travail, dur à lui-même dans sa vie ? Le rayonnement de la figure d’Antoine lui répondait. Il y avait un cœur aimant sous cette rusticité de l’enveloppe extérieure.

Antoine alla chercher les livres indiqués par Édouard : une histoire de France, une grammaire, une chrestomathie, une arithmétique. Puis, là-dessus, le ‘maître et l’élève improvisés cherchèrent à se mettre en rapport, non sans beaucoup d’embarras et d’hésitation de la part du maître.

Cependant Édouard commença d’abord par vérifier jusqu’où s’étendaient les connaissances d’Antoine. En fait de connaissances exactes, fort peu loin ; Antoine lisait couramment, avec intelligence ; il écrivait proprement et lentement, avec beaucoup de fautes d’orthographe ; il savait faire, sans les raisonner, l’addition, la soustraction et la multiplication ; quelques mots de l’histoire de France lui étaient restés dans la tête ; mais c’était tout, et il brouillait les époques, ou plutôt n’en savait rien. Pour la grammaire, dont il avait appris à l’école seulement les premiers chapitres, il n’en savait pas un mot, bien qu’il eût été dans la première classe,