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Page:Magasin d education et de recreation - vol 17 - 1872-1873.djvu/83

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et l’un des forts. Il ouvrit avidement la chrestomathie et accepta avec joie l’offre que lui fit Édouard de l’emporter pour la Hire chez lui ; mais il avoua que le plaisir qu’il éprouvait à lire ces belles choses était mêlé pour lui de beaucoup d’obscurités ; car il y avait bien des mots qu’il ne comprenait pas.

Édouard était très-perplexe dans son rôle de professeur ; il essaya cependant de faire de son mieux et de prendre même l’aplomb convenable. Il fit faire à Antoine une dictée, corrigea ses fautes en lui expliquant les règles et lui donna, pour étudier pendant la semaine, deux pages de grammaire, un chapitre d’histoire de France et quelques problèmes. La leçon dura une heure et demie, et l’élève et le professeur se quittèrent avec amitié, mais sans enthousiasme. Ils semblaient éprouver tous deux je ne sais quel doute et quel désappointement.

Ce sentiment devint plus accusè chez Édouard après le départ d’Antoine. 1l se demandait quel résultat aurait pour celui-ci l’étude de la grammaire et même celle de l’histoire, et ne trouvait pas bien. Car c’étaient là des choses que le jeune paysan ne pourrait jamais achever, et dont il ne pourrait faire l’application. Dans cette vie du travailleur, dépourvue de tout loisir, de telles études semblaient inutiles : l’arithmétique seule.

Mais fallait-1l donc pourtant que ce jeune homme si intelligent fût privé de tout horizon, de tout large point de vue et réduit à la vie purement matérielle ? Ces pensées embarrassaient fort notre professeur, et il se sentait un peu dérouté.

Cependant les leçons continuèrent tous les dimanches. Si c’eût été l’hiver, Antoine eût pu venir tous les soirs, et il eût fait avec joie, pour ce motif, la lieue qui le séparait de Trèves ; mais les travaux de l’été, qui se prolongent souvent jusqu’à dix heures du soir, harassent le travailleur levé depuis l’aube, et ne lui laissent pas même, dans toute la semaine, une heure de loisir. C’était en quelques moments pris sur les courtes heures du sommeil, quand la fatigue impérieuse fermait ses paupières et engourdissait son cerveau, à grand’peine enfin, que le pauvre Antoine pouvait préparer un peu la leçon hebdomadaire. Cette étude, si facile pour Édouard et ses camarades, et qu’ils considéraient souvent comme une obligation ennuyeuse, ce n’était qu’au prix des plus grands efforts que ce pauvre garçon pouvait l’aborder pour l’effleurer seulement. Au moins fallait-il que tant de peine fût bien employée, que les connaissances acquises fussent nettes, simples, utiles. Or, quand Antoine se rendait à Trèves, la mémoire chargée d’un chapitre de plus de l’histoire de France, racontant les guerres des Mérovingiens, ou celles de François Ie, et d’une page de grammaire concernant les propriétés du verbe ou du pronom, seul, tout pensif, au milieu de cette immense nature dont il ignorait les secrets et même les propriétés les plus simples, lui, qui vivait d’elle et dont les efforts n’étaient fructueux qu’autant qu’ils étaient guidés par la connaissance ; et quand il songeait encore à tant de questions qu’il s’adressait vainement sur la vie humaine, celle, non pas des rois et des conquérants fauteurs de guerres, épuiseurs de peuples, mais la vraie vie, simple et journalière, celle de tout le monde, où pourtant on se heurte encore, à chaque pas, à des ignorances, à des préjugés, à des malentendus de toute sorte ; — Antoine, alors, ne pouvait s’empêcher de se dire que ce qu’il apprenait était fort au-dessous de ce qu’il cherchait, que ce n’était pas cela.

Cette double hésitation rendit les leçons un peu languissantes ; puis enfin l’élève s’enhardit, saisit plus nettement sa propre