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Page:Magasin d education et de recreation - vol 17 - 1872-1873.djvu/84

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pensée, et se mit à poser au bout de ! chaque enseignement cette question :

« À quoi cela sert-il ? »

— Ce qui embarrassa fort le professeur.

Comment Édouard eût-il pu répondre ? Il ne s’était jamais adressé à lui-même cette question. Il pressentait vaguement que tout ce qui est ou fut sert de données à l’esprit humain pour s’élever aux compréhensions générales ; mais il sentait aussi que le fouillis de faits dont on charge la mémoire des enfants n’est pas fait pour rendre possibles à tous ces compréhensions, auxquels parviennent seuls les esprits d’élite, et il voyait bien qu’il conduisait Antoine par un chemin long, tortueux, stérile, au bout duquel il n’arriverait jamais. Oui, mais comment faire autrement ?

Ce fut Antoine lui-même qui se chargea de la réponse.

« Voyez-vous, dit-il un jour à Édouard, il me semble que pour ceux qui ne pensent pas donner toute leur vie à la science, ça devrait être quelque chose de plus simple. Oui, ça serait bon de bien savoir la langue de son pays ; mais ça n’est pas la grammaire qui peut l’apprendre, quand de naissance on la parle mal. Elle s’apprend, j’imagine, en lisant et en parlant, autrement point. Et pour ce qui est de l’histoire, à quoi ça nous sert-il de savoir qu’un roi s’est marié dans telle maison, a fait telle guerre, s’est conduit de telle manière ? Qu’est-ce qui nous en revient ? Ne serait-il pas mieux de nous faire savoir comment les gens de notre sorte, ceux qui travaillent et vivent comme tout le monde, vivaient au commencement, et ce qu’ils ont fait et souffert, et comment ils ont découvert lus choses qui se savent et qui se font maintenant, et encore l’histoire de la grande révolution qui nous a affranchis, enfin tout ce qui pourrait montrer comment les hommes devraient s’arranger entre eux pour mieux vivre et être heureux ?

« Puis encore, ne devrions-nous pas savoir l’histoire de la terre, nous autres qui vivons sans cesse avec elle et l’aimons comme notre mère ? Sans compter celle des plantes et des bêtes qui nous entourent, et que nous aurions tant besoin de connaître aussi ? Voyez-vous, les bourgeois disent de nous souvent que les paysans sont bûtes et routiniers. Je ne sais pas trop s’ils sont bien plus fins, vu les moyens qu’ils ont, et s’ils ont vraiment moins de routine. Car eux aussi font ce qu’on a toujours fait, du moins dans l’instruction, à ce qu’il paraît. Et si le paysan ne profite guère de l’école, c’est qu’il est enseigné de manière à ne pas voir à quoi ça lui sert. Tenez, monsieur Édouard, apprenez-moi seulement l’histoire de la terre et des plantes et des animaux ; ct, pour le reste, l’hiver prochain, prêtez-moi des livres. Je tâcherai d’en tirer ce que je pourrai, et je viendrai seulement vous demander des explications quand je ne comprendrai pas, à vous ou à Mme Ledan. »

Tandis qu’Antoine lui parlait ainsi, Édouard, la tête penchée sur sa main, n’était pas sans éprouver un peu de confusion. Peut-être bien qu’avant tout il eût voulu rendre service à Antoine ; peut-être n’avait-il pas non plus été insensible au plaisir de tenir le rôle de professeur. Et voilà que c’était ce jeune paysan qui enseignait à Édouard des choses que celui-ci n’avait pas comprises, bien que (plus jeune, il est vrai) il étudiât depuis beaucoup plus longtemps. Voilà qu’à force de bon sens, de simplicité, d’intelligence, l’élève devenait l’égal du maître et presque le directeur des études. Cette petite mortification, toutefois, céda bien vite chez Édouard au plaisir d’admirer celui qu’il aimait déjà, et les études furent modifiées dans le sens indiqué par Antoine. On fit