Page:Maison rustique du XIXe siècle, éd. Bixio, 1844, IV.djvu/195

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
chap. 9e.
181
BUT ET UTILITÉ DES ÉTANGS.

qui ont suivi, de nombreuses stipulations en poissons, denrée recherchée et devenue, pour le luxe, les habitudes des riches, et par suite des préceptes religieux, un objet de première nécessité.

Nous remarquerons, en passant, qu’on puise dans ces archives anciennes de l’asservissement du sol, des renseignements importants sur l’histoire et la culture du pays ; ainsi, par exemple, de ce que les redevances féodales ne sont stipulées ni en maïs ni en blé-noir, il faut conclure que l’introduction de ces deux espèces de grains dans notre culture n’est pas ancienne ; ainsi encore, dans les pays où elles sont stipulées en froment, seigle et avoine, on doit conclure (puisque la culture successive des céréales ne peut avoir lieu sans jachère) que, lors de leur établissement, l’assolement avec jachère subsistait, et que le système de culture alterne sans repos de la terre est une nouveauté dans notre agriculture, comme en général dans l’agriculture française.

Section iii. — But et utilité des étangs.

La culture en étangs offre un moyen de tirer parti du sol avec peu de travail et sans engrais ; ce sont là de bien notables avantages pour les pays de population rare, et où la main-d’œuvre est chère.

Outre le produit en poissons, qui est avantageux près des villes, les étangs, là même où l’on en tire le moins bon parti, et lors même qu’ils sont toujours en eau, fournissent pour les bestiaux des ressources notables par le fourrage qu’on fauche sur leurs bords, et par le pâturage qu’ils offrent pendant une grande partie de l’année.

Dans les pays où leur culture est le mieux entendue, on les alterne en eau et en labourage ; en eau, ils donnent, outre le poisson, un pâturage aux animaux de la ferme ; et, en assec, avec peu de travail et sans engrais, ils produisent de bonnes récoltes de grains et de paille. Cette paille devient, à défaut de meilleur fourrage, un moyen de nourriture et d’engrais pour la culture du pays. Les étangs y sont donc devenus, dans l’état des choses, un des besoins de l’agriculture ; et, pour remplir ce besoin, en les desséchant, il serait nécessaire qu’une partie de leur sol fût, connue en Bresse, rétabli en prairies, état où ils produiraient trois ou quatre fois plus de nourriture de bestiaux.

Il est des pays où les étangs sont d’utilité publique ; ainsi le canal du Midi et plusieurs autres importants, en France, sont alimentés par eux : ils sont donc là une nécessité première pour la navigation.

Dans d’autres lieux, ils sont employés au flottage des bois pour l’approvisionnement de Paris ; dans l’Yonne, par exemple, en trente années, leur nombre s’est beaucoup accru, depuis surtout qu’on a imaginé de faire verser leurs eaux dans de petites rivières qui deviennent ainsi flottables et portent, dans les bassins des plus grandes, des bois auparavant sans débouchés. La Puisaye, plateau assez élevé qui sépare l’Yonne de l’Allier, a, par leur moyen, quadruplé le produit de ses bois ; il en serait presque autant dans le département de la Marne, et cet accroissement de valeur des bois, en augmentant la richesse du pays, a réagi sur tout le reste du sol, sur sa culture, et la valeur des terres s’est accrue dans une proportion presque égale.

Les étangs servent aussi, dans quelques pays, à l’irrigation des prairies ; par leur moyen, on recueille les eaux des pluies et des sources, et lorsqu’elles y sont accumulées, on les répand sur le sol intérieur qui, sans elles, n’offrirait, le plus souvent, que des terres de qualité médiocre. Ces étangs, quoique assez nombreux en France, sont beaucoup mieux entendus dans l’agriculture piémontaise. En France, on se contente d’arroser, par leur moyen, les terres placées à un niveau plus bas que le sol du fond de ces étangs. Dans le Piémont, au moyen de prises d’eau placées à différentes hauteurs dans la chaussée, on arrose des terrains d’un niveau peu inférieur à celui qui forme l’étang, et on y nourrit encore du poisson en conservant une partie des eaux sans les employer. C’est dans les pays montagneux, et surtout dans les pays granitiques, où les sources sont abondantes et souvent très fécondantes par la grande quantité de potasse qu’elles charrient, que se trouvent, le plus souvent, ces étangs destinés à l’irrigation.

Dans les parties montagneuses du Forez, et en Suisse, ces étangs sont des réservoirs qu’on vide en entier pour l’irrigation des prés, à mesure qu’ils se remplissent. Dans les montagnes du Charollais, ce sont de véritables étangs qu’on empoissonne et qu’on ne vide entièrement que pour la pêche. Dans la propriété de Rambuteau, des prés très étendus sont arrosés au moyen de dix-huit étangs qui se remplissent par des sources nombreuses, plus encore que par l’eau des pluies.

Dans le sol calcaire, on emploie plus rarement ce moyen pour l’amélioration des prairies ; cependant la Société royale de l’Ain a décerné, en 1834, à M. d’Angeville, député actuel de l’Ain, une médaille pour l’établissement, dans un pays montagneux et de formation calcaire, d’étangs qui recueillent les eaux des pluies ; il a établi et il féconde, avec les eaux de ces étangs, une prairie de 40 hectares ; le sol arrosé produit maintenant un revenu quadruple de ce qu’il produisait avant, quoique la quantité d’eau employée à l’irrigation équivaille à peine à celle de la pluie annuelle[1]. Ces étangs, placés dans des gorges étroites, ont des bords abrupts très pentueux, sur lesquels il ne se forme pas de marais, et, par conséquent, ils ne causent point d’insalubrité. Il n’en serait pas de même de ceux à bords plats, sur lesquels s’établissent des marais permanents avec tous leurs inconvénients.

Les étangs peuvent donc être d’une assez grande importance agricole ; mais comme ils occupent presque toujours le fond des bassins qui peuvent donner des fourrages abondants et de bonne qualité, ils ont été généralement supprimés dans les pays féconds et populeux, pendant que dans les cantons malsains et peu fertiles leur nombre et leur étendue se sont au contraire beaucoup accrus.

Sur le plateau argilo-siliceux de Dombes, le sol en corps de domaine, sans étangs, valait à peine 8 à 10 francs l’hectare de revenu par an, pendant qu’il s’élevait à deux ou trois fois cette somme lorsqu’il était en eau ; la valeur de ces étangs semble s’accroître encore lorsqu’on les joint à des domaines, parce qu’ils fournissent, comme nous l’avons dit, de la paille et du pâturage. Ces divers motifs ont donc sur quelques points beaucoup fait augmenter leur étendue.

Mais cet accroissement de produits n’a pas eu lieu sans de fâcheuses compensations : d’une part ces étangs n’ont pu s’établir que dans de petits vallons où l’afflux des eaux de pluie avait permis de faire des prés ; leur établissement a donc ôté une partie des fourrages naturels, généralement très rares dans ces pays sans cours d’eau, d’autre part le fond de ces vallons, enrichi de tout temps des alluvions des terres supérieures, fournit le meilleur sol de la contrée ; et enfin ces étangs qu’on a créés ont grandement compromis la salubrité du pays, et leur présence a fait naître des brouillards fréquents qui étendent leur influence sur tous les champs riverains, et sont sur la fin du printemps fatals aux céréales à l’époque de leur floraison. Tous ces inconvénients, peu sensibles d’abord lors de l’établissement des premiers étangs, se sont accrus petit à petit et insensiblement : les créateurs des étangs ont toujours cherché à se les dissimuler ; mais leur effet a fini par amener la dépopulation de la contrée et l’appauvrissement du sol. On conçoit alors que la terre labourable, n’ayant pour la cultiver qu’une population maladive, rare et chèrement achetée, et manquant de prairies pour la féconder, a vu diminuer de moitié, des trois quarts peut-être, son produit net ; et comme elle est encore cinq fois plus étendue que le sol en étang, la perte matérielle, en résumé, a été bien considérable ; cette perte, née à cette époque, s’est perpétuée et se continuera tant que les étangs resteront nombreux sur notre sol.

  1. Ces étangs contiennent un volume d’eau capable de fournir 80 centimètres d’eau sur la surface de la prairie, ou de quoi suffire à huit arrosements chacun d’un décimètre de hauteur.