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liv. v.
AGRICULTURE FORESTIÈRE : DES ÉTANGS.

Dans le Jura, dont le plateau argilo-siliceux n’est que la continuation de celui de Dombes et Bresse qui, en se prolongeant, va toujours en baissant de niveau, ils ne sont ni très nombreux, ni très étendus, et néanmoins leur assolement parait assez bien entendu.

Ces différents pays d’étangs qui sont les plus connus renferment cependant à peine un tiers de ceux qui existent en France. Parmi les départements qui en contiennent le plus, après ceux que nous venons de nommer, on remarque Saône-et-Loire, l’Allier, la Nièvre, le Lot, Maine-et-Loire et la Marne.

Si nous voulons maintenant arriver à déterminer l’étendue des pays d’étangs en France, question qui n’est pas sans importance, nous remarquerons que les 20,000 hectares inondés de l’Ain, sur 240 kilom. de 2,000 hectares carrés, et 52 communes, occupent un sixième de l’espace total. En Sologne, les étangs couvrent 17,000 hectares ou moins du vingtième de la superficie totale : adoptant cette moyenne comme la proportion générale de la surface des étangs au reste du sol dans les pays inondés, les 200,000 hectares d’étangs appartiendront à une étendue de 4 millions d’hectares, ou à un treizième de la France. Les étangs sont donc une grande question agricole qui fut dans le temps bien légèrement tranchée, lorsqu’on ordonna leur dessèchement sans exception et sans intermédiaire.

Le dessèchement simultané et la culture immédiate de ces 200,000 hectares auraient demandé la construction de 5,000 domaines de 40 hectares chacun : cette construction, le cheptel d’animaux de labour et de rente nécessaires pour le travail et le produit, les instruments et tout le mobilier agricole, les semences à fournir au sol, le capital nécessaire soit pour faire les premières avances de dessèchement, d’assainissement et de défrichement, soit pour commencer et continuer la culture, eussent exigé au moins 20,000 francs par domaine, ou 100 millions pour le tout.

Mais ces 100 millions qui les eût fournis ? l’Etat ou les propriétaires ? L’Etat ne l’eût pas voulu ; les propriétaires, qu’on privait du plus clair de leurs revenus, ne l’eussent pas pu ; puis il aurait fallu y improviser une population de 50,000 âmes, et la décider à entreprendre l’exploitation de terres humides, froides, d’une culture difficile, sans prairies, dans des pays malsains. Et cette population où l’eût-on prise ? Elle ne pouvait se trouver dans le pays même où elle manque pour la culture ; il eût donc fallu la recruter dans les contrées voisines dont on n’eût pu entraîner que la lie en la payant outre mesure ; les capitaux de dessèchement entre ses mains eussent bientôt été dévorés sans fruit. La mise en culture immédiate était donc impossible. D’ailleurs le dessèchement simultané, sans culture, eût aussi été la ruine du pays, parce qu’il lui eût ôté la plus grande partie de son produit net à l’aide duquel il faisait valoir le reste du sol. La loi qui supprimait les étangs ne fut donc point exécutée, et n’était point exécutable ; tel sera toujours le sort des mesures exagérées. Cette question depuis est restée dans le domaine des spéculations particulières qui ont fait ou défait les étangs, suivant leur caprice ou leur intérêt bien ou mal entendu.

Section ii. — Ancienneté des étangs.

Cette manière de tirer parti du sol ne paraît dater que du moyen-âge ; l’agriculture ancienne ne connaissait pas les étangs ni leur exploitation régulière. Les étangs de Caton l’Ancien semblent avoir été plus particulièrement de grands dépôts de poissons pris dans les rivières ou dans la mer, pour y attendre leur vente, leur consommation, et les y préparer en les engraissant. Toutefois le luxe des derniers temps de la république romaine créa à frais immenses des viviers pour les poissons d’eau douce ; Murena les inventa, et, après lui, Hortensius, Lucullus, César, en établirent dont l’histoire a conservé le souvenir. Mais ces établissements paraissent avoir eu peu d’analogie avec nos étangs ; c’étaient des réservoirs construits à grands frais et entretenus pleins par communication avec la mer ou avec les eaux des sources et des rivières, pendant qu’une grande partie de nos étangs, placés dans des pays où ces eaux sont rares, sont dus à des eaux de pluie réunies et retenues dans des plis ou inflexions de terrain par des barrages en terre.

Les étangs des anciens étaient des ouvrages de luxe plutôt que de produit ; et ni les étangs, ni l’élève des poissons, n’ont été, à ce qu’il semble, pour les anciens, un moyen de faire valoir le sol.

Dans les temps modernes, on cite peu d’étangs artificiels pour les poissons de mer ; cependant il en existe un sur les côtes d’Ecosse, qui vide en partie ses eaux à chaque marée ; mais c’est plutôt un réservoir pour conserver le poisson, qu’un étang pour la propagation des espèces ; on a remarqué que ces eaux salées peuvent nourrir et entretenir pendant quelque temps des écrevisses, des truites saumonées ; les perches y vivent peu de temps, les huîtres s’y engraissent l’hiver et périssent l’été.

Il parait qu’à Londres on a des réservoirs d’eau salée où l’on tient des poissons de mer vivants à la disposition des consommateurs ; on a tenté sans succès à Paris d’imiter une pareille entreprise.

L’invention des étangs tels que nous les avons maintenant serait due, à ce qu’il semble, au moyen-âge ; à cette époque, les nombreux couvents qui souvent ne mangeaient que du maigre, et cependant voulaient bien vivre, les propriétés étendues et l’influence du clergé, le nombre des jours maigres de près de moitié de l’année, ordonnés à toutes les classes, le peu de travail nécessaire à l’exploitation du sol une fois couvert d’eau, enfin la population rare d’ordinaire sur l’espèce particulière de terrain qui convient à la réussite des étangs, ont été des causes déterminantes pour les multiplier.

L’autorité attribua à tout propriétaire, maître d’un emplacement propre à établir une chaussée, le droit d’en élever une et de couvrir d’eau tous les fonds placés au-dessous du niveau supérieur de sa chaussée.

Lorsque la chaussée couvrait d’eau des fonds qui n’appartenaient point à celui qui la construisait, les propriétaires devaient être indemnisés à leur choix, ou par le prix en argent de ces fonds, ou par la cession d’autres de même valeur qu’on leur assignait hors de l’étang, ou enfin par le droit de culture de leurs fonds dans l’année d’assec, et de pâturage dans les années d’eau, et, en outre, dans une part proportionnelle dans l’évolage ou produit du poisson. Mais, pour acquérir ce dernier droit, il fallait avoir contribué pour une part proportionnelle dans l’établissement de la chaussée. La culture du sol, sous le nom d’assec, devait revenir chaque troisième année et être suivie de deux années en poisson, sous le nom d’évolage.

Lorsqu’on commença à établir les étangs, pour se décider à des constructions aussi dispendieuses, il fallait, comme nous le verrons plus tard, que le pays fût riche et populeux ; les fonds en culture y avaient de la valeur, on ne les abandonna donc pas sans se réserver une part dans l’évolage. Lorsque plus tard, par suite de l’inondation du sol, la population devint rare, et la culture des terres peu productive, le propriétaire renonça sans peine à prendre sa part du poisson qui eût exigé de lui une part des frais de construction et d’entretien de la chaussée ; tout en perdant la libre disposition de son fonds, le pâturage qu’on lui accordait dans toute l’étendue de l’étang pendant les deux années que le sol était couvert d’eau, la culture facile, productive, et sans engrais de son sol, la troisième année, étaient de grandes, sinon de suffisantes compensations ; aussi nous pensons que, dans notre pays, beaucoup d’étangs ont été faits par convention mutuelle, convenance réciproque, et souvent sans autre indemnité pour le propriétaire du sol que le droit d’assec et de pâturage.

La construction des étangs semble avoir été postérieure à l’établissement des redevances féodales ; ces redevances se stipulaient en denrées et comprenaient tous les produits du sol ; or, il ne parait pas qu’il y en ait eu de stipulées en poissons : on peut donc regarder comme certain que si, alors que des conquérants se rendirent maîtres du sol, les étangs eussent existé, on trouverait dans les inféodations ou les concessions qu’ils firent d’un sol dont la conquête les rendait maîtres, et dans les reconnaissances