Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/109

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beaucoup, et qui ne lui représentent point les choses selon ce qu’elles sont en elles-mêmes, mais seulement selon le rapport qu’elles ont avec son corps.

II. Si une personne, par exemple, veut expliquer quelque vérité, il est nécessaire qu’il se serve de la parole, et qu’il exprime ses mouvements et ses sentiments intérieurs par des mouvements et des manières sensibles. Or, l’âme ne peut dans le même temps apercevoir distinctement plusieurs choses. Ainsi, ayant toujours une grande attention à ce qui lui vient par les sens, elle ne considère presque point les raisons qu’elle entend dire. Mais elle s’applique beaucoup au plaisir sensible qu’elle a de la mesure des périodes, des rapports des gestes avec les paroles, de l’agrément du visage, enfin de l’air et de la manière de celui qui parle. Cependant après qu’elle a écouté, elle veut juger, c’est la coutume. Ainsi, ses jugements doivent être différents, selon la diversité des impressions qu’elle aura reçues par les sens.

Si, par exemple, celui qui parle s’énonce avec facilité, s’il garde une mesure agréable dans ses périodes, s’il a l’air d’un honnête homme et d’un homme d’esprit, si c’est une personne de qualité, s’il est suivi d’un grand train, s’il parle avec autorité et avec gravité, si les autres l’écoutent avec respect et en silence ; s’il a quelque réputation et quelque commerce avec les esprits du premier ordre ; enfin s’il est assez heureux pour plaire ou pour être estimé, il aura raison dans tout ce qu’il avancera, et il n’y aura pas jusqu’à son collet et à ses manchettes qui ne prouvent quelque chose.

Mais s’il est assez malheureux pour avoir des qualités contraires à celles-ci, il aura beau démontrer, il ne prouvera jamais rien ; qu’il dise les plus belles choses du monde, on ne les apercevra jamais. L’attention des auditeurs n’étant qu’à ce qui touche les sens, le dégoût qu’ils auront de voir un homme si mal composé les occupera tout entiers et empêchera l’application qu’ils devraient avoir à ses pensées. Ce collet sale et chiffonné fera mépriser celui qui le porte et tout ce qui peut venir de lui ; et cette manière de parler de philosophe et de rêveur fera traiter de rêveries et d’extravagances ces hautes et sublimes vérités, dont le commun du monde n’est pas capable.

Voilà quels sont les jugements des hommes. Leurs yeux et leurs oreilles jugent de la vérité, et non pas la raison, dans les choses même qui ne dépendent que de la raison, parce que les hommes ne s’appliquent qu’aux manières sensibles et agréables, et qu’ils n’apportent presque jamais une attention forte et sérieuse pour découvrir la vérité.