Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/110

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III. Qu’y a-t-il cependant de plus injuste que de juger des choses par la manière, et de mépriser la vérité parce qu’elle n’est pas revêtue d’ornements qui nous plaisent et qui flattent nos sens ? Il devrait être honteux à des philosophes et à des personnes qui se piquent d’esprit, de rechercher avec plus de soin ces manières agréables que la vérité même, et de se repaître plutôt l’esprit, de la vanité des paroles, que de la solidité des choses. C’est au commun des hommes, c’est aux âmes de chair et de sang à se laisser gagner par des périodes bien mesurées et par des figures et des mouvements qui réveillent les passions.

Omnia enim stolidi mngis admirantur, amantque,
Inversis quæ sub verbis latitantia cernunt ;
Veraque constituunt, quæ belle tangere possunt
Aures, et lepido quæ sunt fucata sonore.

Mais les personnes sages tâchent de se défendre contre la force maligne et les charmes puissants de ces manières sensibles. Les sens leur imposent aussi bien qu’aux autres hommes, puisqu’en effet ils sont hommes ; mais ils méprisent les rapports qu’ils leur font. Ils imitent ce fameux exemple des juges de l’Aréopage, qui défendaient rigoureusement à leurs avocats de se servir de ces paroles et de ces figures trompeuses ; et qui ne les écoutaient que dans les ténèbres, de peur que les agréments de leurs paroles et de leurs gestes ne leur persuadassent quelque chose contre la vérité et la justice, et afin qu’ils pussent davantage s’appliquer à considérer la solidité de leurs raisons.


CHAPITRE XIX.
Deux autres exemples. — I. Le premier, de nos erreurs touchant la nature des corps. — II. Le second, de celles qui regardent les qualités de ces mêmes corps.


Il est certain que la plupart de nos erreurs ont pour première cause cette forte application de l’âme à ce qui lui vient par les sens, et cette nonchalance où elle est pour les choses que l’entendement pur lui représente. On vient d’en donner un exemple de fort grande conséquence pour la morale, tiré de la conversation des hommes ; en voici encore d’autres tirés du commerce que l’on a avec le reste de la nature, lesquels il est absolument nécessaire de remarquer pour la physique.

I. Une des principales erreurs où l’on tombe en matière de physique, c’est que l’on s’imagine qu’il y beaucoup plus de substance dans les corps qui se font beaucoup sentir que dans les autres