Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/13

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Ce n’est pas toutefois que les hommes ignorent entièrement qu’ils ont une âme, et que cette âme est la principale partie de leur être[1]. Ils ont été aussi mille fois convaincus par la raison et par l’expérience que ce n’est point un avantage fort considérable que d’avoir de la réputation, des richesses, de la santé pour quelques années ; et généralement que tous les biens du corps, et ceux qu’on ne possède que par le corps et qu’à cause du corps, sont des biens imaginaires et périssables. Les hommes savent qu’il vaut mieux être juste que d’être riche, être raisonnable que d’être savant, avoir l’esprit vif et pénétrant que d’avoir le corps prompt et agile. Ces vérités ne peuvent s’effacer de leur esprit, et ils les découvrent infailliblement lorsqu’il leur plaît d’y penser. Homère, par exemple, qui loue son héros d’être vite à la course, eût pu s’apercevoir, s’il l’eût voulu, que c’est la louange que l’on doit donner aux chevaux et aux chiens de chasse. Alexandre, si célèbre dans les histoires par ses illustres brigandages, entendait quelquefois dans le plus secret de sa raison les mêmes reproches que les assassins et les voleurs, malgré le bruit confus des flatteurs qui l’environnaient ; et César, au passage du Rubicon, ne put s’empêcher de faire connaître que ces reproches l’épouvantaient, lorsqu’il se résolut enfin de sacrifier à son ambition la liberté de sa patrie.

L’âme, quoiqu’unie au corps d’une manière fort étroite, ne laisse pas d’être unie à Dieu ; et dans le temps même qu’elle reçoit par son corps ces sentiments vifs et confus que ses passions lui inspirent, elle reçoit de la vérité éternelle, qui préside à son esprit, la connaissance de son devoir et de ses déréglements[2]. Lorsque son corps la trompe, Dieu la détrompe ; lorsqu’il la flatte, Dieu la blesse ; et lorsqu’il la loue et qu’il lui applaudit, Dieu lui fait intérieurement de sanglants reproches, et il la condamne par la manifestation d’une loi plus pure et plus sainte que celle de la chair qu’elle a suivie.

Alexandre n’avait pas besoin que les Scythes lui vinssent apprendre son devoir dans une langue étrangère ; il savait de celui même qui instruit les Scythes et les nations les plus barbares les règles de la justice qu’il devait suivre. La lumière de la vérité qui éclaire tout le monde l’éclairait aussi ; et la voix de la nature, qui ne parle ni grec, ni scythe, ni barbare, lui parlait comme au reste des hommes un langage très-clair et très-intelligible[3]. Les

  1. Non exigua hominis portio, sed totius humanæ universitatis substantia est. Amb., 6, hex. 7.
  2. Ubique veritas præsidet omnibus consulentibus te, simulque respondet omnibus etiam diversa consulentibus. Liquide tu respondes, sed non liquide omnes audiunt. Omnes unde volunt consulunt, sed non semper quod volunt audiunt. Conf. S. Aug., liv. 10, ch. 20.
  3. Intus in domicilio cogitationis, nec Hebræa, nec Graæca, nec Latina, nec Barbara veritas, sine oris et linguæ organis, sine strepitu syllabarum. Conf. S. Aug. liv. 11, ch. 3.

    Voy. Quinte-Curce, liv. 7, ch. 8,