Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/14

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Scythes avaient beau lui faire des reproches sur sa conduite, il ne parlaient qu’à ses oreilles ; et Dieu ne parlant point à son cœur, ou plutôt Dieu parlant à son cœur, mais lui n’écoutant que les Scythes qui ne faisaient qu’irriter ses passions, et qui le tenaient ainsi hors de lui-méme, il n’entendait point la voix de la vérité, quoiqu’elle l’étonnât ; et il ne voyait point sa lumière, quoiqu’elle le pénétrât.

Il est vrai que notre union avec Dieu diminue et s’affaiblit à mesure que celle que nous avons avec les choses sensibles augmente et se fortifie ; mais il est impossible que cette union se rompe entièrement sans que notre être soit détruit. Car encore que ceux qui sont plongés dans le vice et enivrés des plaisirs soient insensibles à la vérité, ils ne laissent pas d’y être unis. Elle ne les abandonne pas, ce sont eux qui l’abandonnent[1]. Sa lumière luit dans les ténèbres, mais elle ne les dissipe pas toujours ; de même que la lumière du soleil environne les aveugles et ceux qui ferment les yeux, quoiqu’elle n’éclaire ni les uns ni les autres[2].

Il en est de même de l’union de notre esprit avec notre corps. Cette union diminue à proportion que celle que nous avons avec Dieu s’augmente ; mais il n’arrive jamais qu’elle se rompe entièrement, que par notre mort[3]. Car quand nous serions aussi éclairés et aussi détachés de toutes les choses sensibles que les apôtres, il est nécessaire depuis le péché que notre esprit dépende de notre corps, et que nous sentions la loi de notre chair résister et s’opposer sans cesse à la loi de notre esprit.

L’esprit devient plus pur, plus lumineux, plus fort et plus étendu à proportion que s’augmente l’union qu’il a avec Dieu, parce que c’est elle qui fait toute sa perfection. Au contraire, il se corrompt, il s’aveugle, il s’affaiblit et il se resserre à mesure que l’union qu’il a avec son corps s’augmente et se fortifie, parce que cette union fait aussi toute son imperfection. Ainsi un homme qui juge de toutes choses par ses sens, qui suit en toutes choses les mouvements de ses passions, qui n’aperçoit que ce qu’il sent, et qui n’aime que ce qui le flatte, est dans la plus misérable disposition d’esprit où il puisse être ; dans cet état il est infiniment éloigné de la vérité et de son bien. Mais lorsqu’on homme ne juge des choses que par les idées pures de l’esprit, qu’il évite avec soin le bruit confus des créatures, et que rentrant en lui-même il écoute son

  1. Videtur quasi ipse a te occidere, cum tu ab ipso occidas. Aug., in Ps. 25.
  2. Nam etiam sol iste et videntis faciem illustrat et cæci; ambobus sol præsens est, sed præsente sole unus absens est. Sic et sapientia Dei Domini J. C. ubique præsens est; quia ubique est veritas, ubique sapientia. Aug. In Joan. Tract. 35.
  3. Ce que je dis ici des deux unions de l’esprit avec Dieu et avec les corps se doit entendre selon la manière ordinaire de concevoir les choses; car il est vrai que l'esprit ne peut être immédiatement uni qu’à Dieu : je veux dire que l’esprit ne dépend véritablement que de Dieu ; et, s’il est uni au corps. ou s’il en dépend. c'est que la volonté de Dieu fait efficacement cette union, qui depuis le péché s'est changée en dépendance. On concevra assez ceci par la suite de l'ouvrage.