Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/152

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le cerveau rempli des mêmes vestiges que ceux dont ils sont sortis ; ce qui fait que tous ceux qui sont d’une même espèce ont la même voix, la même manière de remuer leurs membres, et enfin les mêmes ruses pour prendre leur proie et pour se défendre de leurs ennemis. Il devrait donc suivre de là que, puisque toutes les traces des mères se gravent et s’impriment dans le cerveau des enfants, les enfants devraient naître avec les mêmes habitudes et les autres qualités qu’ont leurs mères, et même les conserver ordinairement toute leur vie, puisque les habitudes qu’on a des sa plus tendre jeunesse sont celles qui se conservent plus long-temps ; ce qui néanmoins est contraire à l’expérience.

Pour répondre à cette objection, il faut savoir qu’il y a de deux sortes de traces dans le cerveau. Les unes sont naturelles ou propres à la nature de l’homme, les autres sont acquises. Les naturelles sont très-profondes et il est impossible de les effacer tout à fait ; les acquises, au contraire, se peuvent perdre facilement, parce que d’ordinaire elles ne sont pas si profondes. Or, quoique les naturelles et les acquises ne diffèrent que du plus ou du moins, et que souvent les premières aient moins de force que les secondes, puisque l’on accoutume tous les jours des animaux à faire des choses tout à fait contraires à celles auxquelles ils sont portés par ces traces naturelles (on accoutume par exemple un chien à ne point toucher à du pain et à ne point courir après une perdrix qu’il voit et qu’il sent) ; cependant il y a cette différence entre ces traces : que les naturelles ont pour ainsi dire de secrètes alliances avec les autres parties du corps ; car tous les ressorts de notre machine s’aident. les uns les autres pour se conserver dans leur état naturel. Toutes les parties de notre corps contribuent mutuellement à toutes les choses nécessaires pour la conservation ou pour le rétablissement des traces naturelles. Ainsi on ne les peut tout à fait effacer, et elles commencent à revivre lorsqu’on croit les avoir détruites.

Au contraire les traces acquises, quoique plus grandes, plus profondes et plus fortes que les naturelles, se perdent peu à peu, si l’on n’a soin de les conserver par l’application continuelle des causes qui les ont produites ; parce que les autres parties du corps ne contribuent point à leur conservation, et qu’au contraire elles travaillent continuellement à les effacer et à les perdre. On peut comparer ces traces aux plaies ordinaires du corps ; ce sont des blessures que notre cerveau a reçues, lesquelles se referment d’elles-mêmes comme les autres plaies par la construction admirable de la machine. Si on faisait dans la joue une incision plus grande même que la bouche, cette ouverture se refermerait peu à