Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/157

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procheraient sans leur rien faire connaître de leur dessein ; ou s’ils voyaient quelque nouvelle espèce d’animaux qui n’eussent aucun rapport avec ceux qu’ils ont déjà vus, ou seulement si un cheval ailé ou quelqu’autre chimère de nos poëtes descendait subitement des nues sur la terre. Que ces prodiges feraient de profondes traces dans les esprits, et que de cervelles se brouilleraient pour les avoir vus seulement une fois

Tous les jours il arrive qu’un événement inopiné et qui a quelque chose de terrible fait perdre l’esprit à des hommes faits, dont le cerveau n’est pas fort susceptible de nouvelles impressions, qui ont de l’expérience, qui peuvent se défendre, ou au moins qui peuvent prendre quelque résolution. Les enfants en venant au monde souffrent quelque chose de tous les objets qui frappent leurs sens, auxquels ils ne sont pas accoutumés. Tous les animaux qu’ils voient sont des animaux d’une nouvelle espèce pour eux, puisqu’ils n’ont rien vu au dehors de tout ce qu’íls voient pour lors ; ils n’ont ni force, ni expérience ; les fibres de leur cerveau sont très-délicates et très-flexibles. Comment donc se pourrait-il faire que leur imagination ne demeurât point blessée par tant d’objets différents ?

Il est vrai que les mères ont déjà un peu accoutumé leurs enfants aux impressions des objets, puisqu’elles les ont déjà tracés dans les fibres de leur cerveau quand ils étaient encore dans leur sein ; et qu’ainsi ils en sont beaucoup moins blessés, lorsqu’ils voient de leurs propres yeux ce qu’ils avaient déjà aperçu en quelque manière par ceux de leurs mères. Il est encore vrai que les fausses traces et les blessures que leur imagination a ressenties à la vue de tant d’objets terribles pour eux, se ferment et se guérissent avec le temps ; parce que n’étant pas naturelles, tout le corps y est contraire et les efface comme nous avons vu dans le chapitre précédent ; et c’est ce qui empêche que généralement tous les hommes ne soient fous des leur enfance. Mais cela n’empêche pas qu’il n’y ait toujours quelques traces si fortes et si profondes, qu’elles ne se puissent etfacer, de sorte qu’elles durent autant que la vie.

Si les hommes faisaient de fortes réflexions sur ce qui se passe au dedans d’eux-mêmes et sur leurs propres pensées, ils ne manqueraient pas d’expériences qui prouvent ce que l’on vient de dire. Ils reconnaîtraient ordinairement en eux-mêmes des inclinations et des aversions secrètes, que les autres n’ont pas, desquelles il semble qu’on ne puisse donner d’autre cause que ces traces de nos premiers jours. Car puisque les causes de ces inclinations et aversions nous sont particulières, elles ne sont point fondées dans la nature de l’homme ; et puisqu’elles nous sont inconnues, il faut