Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/158

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qu’elles aient agi en un temps où notre mémoire n’était pas encore capable de retenir les circonstances des choses qui auraient pu nous en faire souvenir, et ce temps ne peut être que celui de notre plus tendre enfance.

Descartes a écrit dans une de ses lettres qu’il avait une amitié particulière pour toutes les personnes louches ; et qu’en ayant recherché Ia cause avec soin, il avait enfin reconnu que ce défaut se rencontrait en une jeune fille qu’il aimait lorsqu’il était encore enfant : l’affection qu’il avait pour elle se répandant à toutes les personnes qui lui ressemblaient en quelque chose.

Mais ce ne sont pas ces petits dérèglements de nos inclinations. lesquels nous jettent le plus dans l’erreur : c’est que nous avons tous ou presque tous l’esprit faux en quelque chose ; et que nous sommes presque tous sujets à quelque espèce de folie, quoique nous ne le pensions pas. Quand, on examine avec soin le génie de ceux avec lesquels on converse, on se persuade facilement de ceci ; et quoiqu’on soit peut-être original soi-même et que les autres en jugent ainsi, on trouve que tous les autres sont aussi des originaux, et qu’il n’y a de différence entre eux que du plus et du moins. Voilà donc une source assez ordinaire des erreurs des hommes, que ce bouleversement de leur cerveau causé par l’impression des objets extérieurs dans le temps qu’ils viennent au monde ; mais cette cause ne cesse pas sitôt qu’on pourrait s’imaginer.

I. La conversation ordinaire que les enfants sont obligés d’avoir avec leurs nourrices, ou même avec leurs mères, lesquelles n’ont souvent aucune éducation, achève de leur perdre et de leur corrompre entièrement l’esprit. Ces femmes ne les entretiennent que de niaiseries, que de contes ridicules ou capables de leur faire peur. Elles ne leur parlent que des choses sensibles, et d’une manière propre à les confirmer dans les faux jugements des sens. En un mot, elles jettent dans leurs esprits les semences de toutes les faiblesses qu’elles ont elles-mêmes, comme de leurs appréhensions extravagantes, de leurs superstitions ridicules et d’autres semblables faiblesses. Ce qui fait que n’étant pas accoutumés à rechercher la vérité, ni à la goûter, ils deviennent enfin incapables de la discerner et de faire quelque usage de leur raison. De là leur vient une certaine timidité et bassesse d’esprit qui leur demeure fort longtemps ; car il y en a beaucoup qui, à l’âge de quinze et de vingt ans, ont encore tout l’esprit de leur nourrice.

Il est vrai que les enfants ne paraissent pas fort propres pour la méditation de la vérité et pour les sciences abstraites et relevées, parce que les fibres de leur cerveau étant très-délicates, elles sont