Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/160

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et des dragées font des impressions aussi profondes que les charges et les grandeurs en font dans celui d’un homme de quarante ans, ne sont pas en état d’écouter des vérités abstraites qu’on leur enseigne. De sorte qu’on peut dire qu’il n’y a rien qui soit si contraire à l’avancement des enfants dans les sciences, que les divertissements continuels dont on les récompense, et que les peines dont on les punit et dont on les menace sans cesse.

Mais ce qui est infiniment plus considérable, c’est que ces craintes de châtiments et ces désirs de récompenses sensibles, dont on remplit l’esprit des enfants, les éloignent entièrement de la piété. La dévotion est encore plus abstraite que la science, elle est encore moins du goût de la nature corrompue. L’esprit de l’homme est assez porté à l’étude, mais il n’est point porté à la piété. Si donc les grandes agitations ne nous permettent pas d’étudier, quoiqu’il y ait naturellement du plaisir, comment se pourrait-il faire que des enfants, qui sont tout occupés des plaisirs sensibles dont on les récompense et des peines dont on les effraie, se conservassent encore assez de liberté d’esprit pour goûter les choses de piété ?

La capacité de l’esprit est fort limitée, il ne faut pas beaucoup de choses pour la remplir ; et dans le temps que l’esprit est plein, il est incapable de nouvelles pensées s’il ne se vide auparavant. Mais lorsque l’esprit est rempli des idées sensibles, il ne se vide pas comme il lui plaît. Pour concevoir ceci, il faut considérer que nous sommes tous incessamment portés vers le bien par les inclinations de la nature ; et que le plaisir étant le caractère par lequel nous le distinguons du mal, il est nécessaire que le plaisir nous touche et nous occupe plus que tout le reste. Le plaisir étant donc attaché à l’usage des choses sensibles parce qu’elles sont le bien du corps de l’homme, il y a une espèce de nécessité que ces biens remplissent la capacité de notre esprit jusqu’à ce que Dieu répande sur eux une certaine amertume qui nous en donne du dégoût et de l’horreur ou qu’il nous fasse sentir par sa grâce cette douceur du ciel qui efface toutes les douceurs de la terre :… dando menti cœlestem delectatíonem, qua omnís terrena delectatío superetur[1].

Mais, parce que nous sommes autant portés à fuir le mal qu’à aimer le bien, et que la douleur est le caractère que la nature a attaché au mal, tout ce que nous venons de dire du plaisir se doit, dans un sens contraire, entendre de la douleur.

Puis donc que les choses qui nous font sentir du plaisir et de la douleur remplissent la capacité de l’esprit, et qu’il n’est pas en notre pouvoir de les quitter, et de n’en être pas touché, quand

  1. S. Aug.