Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/161

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nous le voulons ; il est visible qu’on ne peut faire goûter la piété aux enfants non plus qu’au reste des hommes, si on ne commence, selon les préceptes de l’Évangile, par la privation de toutes les choses qui touchent les sens et qui excitent de grands désirs et de grandes craintes : puisque toutes les passions offusquent et éteignent la grâce et cette délectation intérieure que Dieu nous fait sentir dans notre devoir.

Les plus petits enfants ont de la raison aussi bien que les hommes faits, quoiqu’ils n’aient pas d’expérience : ils ont aussi les mêmes inclinations naturelles, quoiqu’ils se portent à des objets bien différents. Il faut donc les accoutumer à se conduire par la raison, puisqu’ils en ont ; et il faut les exciter à leur devoir en ménageant adroitement leurs bonnes inclinations. C’est éteindre leur raison et corrompre leurs meilleures inclinations que de les tenir dans leur devoir par des impressions sensibles. Ils paraissent alors être dans leur devoir ; mais ils n’y sont qu’en apparence. La vertu n’est pas dans le fond de leur esprit, ni dans le fond de leur cœur ; ils ne la connaissent presque pas, et ils l’aiment encore beaucoup moins. Leur esprit n’est plein que de frayeurs et de désirs, d’aversions et d’amitiés sensibles, desquelles il ne se peut dégager pour se mettre en liberté et pour faire usage de sa raison. Ainsi les enfants qui sont élevés de cette manière basse et servile s’accoutument, peu à peu à une certaine insensibilité pour tous les sentiments d’un honnête homme et d’un chrétien, laquelle leur demeure toute leur vie ; et quand ils espèrent se mettre à couvert des châtiments par leur autorité ou par leur adresse, ils s’abandonnent à tout ce qui flatte la concupiscence et les sens, parce qu’en effet ils ne connaissent point d’autres biens que les biens sensibles.

Il est vrai qu’il y a des rencontres où il est nécessaire d’instruire les enfants par leurs sens, mais il ne le faut faire que lorsque la raison ne suffit pas. Il faut d’abord les persuader par la raison de ce qu’ils doivent faire ; et s’ils n’ont pas assez de lumière pour reconnaître leurs obligations, il semble qu’il faille les laisser en repos pour quelque temps. Car ce ne serait pas les instruire que de les forcer de faire extérieurement ce qu’ils ne croient pas devoir faire, puisque c’est l’esprit qu’il faut instruire et non pas le corps. Mais s’ils refusent de faire ce que la raison leur montre qu’ils doivent faire, il ne le faut jamais souffrir ; et il faut plutôt en venir à quelque sorte d’excès, car en ces rencontres celui qui épargne son fils a pour lui, selon le Sage, plus de haine que d’amour[1].

  1. Qui parcit virgœ, odit filium suum. Prov. 13, 24.