Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/172

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des gens qui ont de l’esprit aiment mieux se servir de l’esprit des autres dans la recherche de la vérité, que de celui que Dieu leur a donné. Il y a sans doute infiniment plus de plaisir et plus d’honneur à se conduire par ses propres yeux, que par ceux des autres ; et un homme qui a de bons yeux ne s’avisa jamais de se les fermer, ou de se les arracher, dans l’espérance d’avoir un conducteur. Sapientis oculí in capite ejus, stultus in tenebrís ambulat[1]. Pourquoi le fou marche-t-il dans les ténèbres ? C’est qu’il ne voit que par les yeux d’autrui, et que ne voir que de cette manière, à proprement parler, ce n’est rien voir. L’usage de l’esprit est à l’usage des yeux, ce que l’esprit est aux yeux ; et de même que l’esprit est infiniment au-dessus des yeux, l’usage de l’esprit est accompagné de satisfactions bien plus solides, et qui le contentent bien autrement, que la lumière et les couleurs ne contentent la vue. Les hommes toutefois se servent toujours de leurs yeux pour se conduire, et ils ne se servent presque jamais de leur esprit pour découvrir la vérité.

Mais il y a plusieurs causes qui contribuent à ce renversement d’esprit. Premièrement, la paresse naturelle des hommes qui ne veulent pas se donner la peine de méditer.

Secondement, l’incapacité de méditer, dans laquelle on est tombé pour ne s’être pas appliqué dans la jeunesse, lorsque les fibres du cerveau étaient capables de toutes sortes d’inflexions.

En troisième lieu, le peu d’amour qu’on a pour les vérités abstraites, qui sont le fondement de tout ce que l’on peut connaître ici-bas.

En quatrième lien, la satisfaction qu’on reçoit dans la connaissance des vraisemblances, qui sont fort agréables et fort touchantes, parce qu’elles sont appuyées sur les notions sensibles.

En cinquième lieu, la sotte vanité qui nous fait souhaiter d’être estimés savants, car on appelle savants ceux qui ont le plus de lecture. La connaissance des opinions est bien plus d’usage pour la conversation, et pour étourdir les esprits du commun, que la connaissance de la véritable philosophie qu’on apprend en méditant.

En sixième lieu, parce qu’on s’imagine sans raison que les anciens ont été plus éclairés que nous ne pouvons l’être, et qu’il n’y a rien à faire où ils n’ont pas réussi.

En septième lieu, parce qu’un faux respect mêlé d’une sotte curiosité fait qu’on admire davantage les choses les plus éloignées de nous, les choses les plus vieilles, celles qui viennent de

  1. Eccl, 2. 14.