Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/173

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plus loin, ou de pays plus inconnus, et même les livres les plus obscurs. Ainsi on estimait autrefois Héraclite pour son obscurité[1]. On recherche les médailles anciennes quoique rongées de la rouille. et on garde avec grand soin la lanterne et la pantoufle de quelque ancien, quoique mangées de vers ; leur antiquité fait leur prix. Des gens s’appliquent à la lecture des rabbins, parce qu’ils ont écrit dans une langue étrangère très-corrompue et très-obscure. On estime davantage les opinions les plus vieilles, parce qu’elles sont les plus éloignées de nous. Et sans doute, si Nembrot avait écrit l’histoire de son règne, toute la politique la plus fine, et même toutes les autres sciences y seraient contenues, de même que quelques-uns trouvent qu’Homère et Virgile avaient une connaissance parfaite de la nature. Il faut respecter l’antiquité, dit-on[2]. Quoi ! Aristote, Platon, Épicure, ces grands hommes se seraient trompés ? On ne considère pas qu’Aristote, Platon, Épicure étaient hommes comme nous, et de même espèce que nous ; et de plus, qu’au temps où nous vivons, le monde est plus âgé de deux mille ans, qu’il a plus d’expérience, qu’íl doit être plus éclairé, et que c’est la vieillesse du monde et l’expérience qui font découvrir la vérité.

En huitième lieu, parce que lorsqu’on estime une opinion nouvelle et un auteur du temps, il semble que leur gloire efface la nôtre, à cause qu’elle en est trop proche ; mais on ne craint rien de pareil de l’honneur qu’on rend aux anciens.

En neuvième lieu, parce que la vérité et la nouveauté ne peuvent pas se trouver ensemble dans les choses de la foi ; car les hommes ne voulant pas faire de discernement entre les vérités qui dépendent de la raison et celles qui dépendent de la tradition, ne considèrent pas qu’on doit les apprendre d’une manière toute différentes ils confondent la nouveauté avec l’erreur et l’antiquité avec la vérité. Luther, Calvin et les autres ont innové, et ils ont erré. Donc Galilée, Harvey, Descartes se trompent dans ce qu’ils disent de nouveau. L’impanation de Luther est nouvelle, et elle est fausse : donc la circulation d’Harvey est fausse, puisqu’elle est nouvelle. C’est pour cela aussi qu’ils appellent indifféremment du nom odieux de novateurs les hérétiques et les nouveaux philosophes. Les idées et les mots de vérité et d’antiquité, de fausseté et de nouveauté ont été liés les uns avec les autres : c’en est fait, le commun des hommes ne les sépare plus, et les gens d’esprit sentent même quelque peine à les bien séparer.

En dixième lieu, parce qu’on est dans un temps auquel la

  1. Clarus ob obscuram linguam. Lucrèce.
  2. Veritas filia temporis, non auctoritatis.