Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/176

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personnes ne tombent pas seules dans l’erreur ; elles y entraînent avec elles presque tous les esprits du commun et un fort grand nombre de jeunes gens, qui croient comme des articles de foi toutes leurs décisions. Ces faux savants les ayant souvent accablés par le poids de leur profonde érudition, et étourdis tant par des opinions extraordinaires que par des noms d’auteurs anciens et inconnus. se sont acquis une autorité si puissante sur leurs esprits, qu’ils respectent et qu’ils admirent comme des oracles tout ce qui sort de leur bouche, et qu’ils entrent aveuglément dans tous leurs sentiments. Des personnes même beaucoup plus spirituelles et plus judicieuses, qui ne les auraient jamais connus et qui ne sauraient point d’autre part ce qu’ils sont, les voyant parler d’une manière si décisive et d’un air si fier, si impérieux et si grave, auraient quelque peine à manquer de respect et d’estime pour ce qu’ils disent, parce qu’il est très-difficile de ne rien donner à l’air et aux manières. Car de même qu’il arrive souvent qu’un homme fier et hardí en maltraite d’autres plus forts, mais plus judicieux et plus retenus que lui ; ainsi ceux qui soutiennent des opinions qui ne sont ni vraies, ni même vraisemblables, font souvent perdre la parole à leurs adversaires, en leur parlant d’une manière impérieuse, fière ou grave qui les surprend.

Or ceux de qui nous parlons ont assez d’estime d’eux-mêmes et de mépris des autres pour s’être fortifiés dans un certain air de fierté, mêlé de gravité et d’une feinte modestie, qui préoccupe et qui gagne ceux qui les écoutent.

Car il faut remarquer que tous les différents airs des personnes de différentes conditions ne sont que des suites naturelles de l’estime que chacun a de soi-même par rapport aux autres, comme il est facile de le reconnaître si l’on y fait un peu de réflexion. Ainsi l’air de fierté et de brutalité est l’air d’un homme qui s’estime beaucoup et qui néglige assez l’estime des autres. L’air modeste est l’air d’un homme qui s’estime peu et qui estime assez les autres. L’air grave est l’air d’un homme qui s’estime beaucoup et qui désire fort d’être estimé, et l’air simple celui d’un homme qui ne soccupe guère ni de soi ni des autres. Ainsi tous les différents airs, qui sont presque infinis, ne sont que des effets que les différents degrés d’estime que l’on a de soi et de ceux avec qui l’on converse produisent naturellement sur notre visage et sur toutes les parties extérieures de notre corps. Nous avons expliqué dans le chapitre IV cette correspondance qui est entre les nerfs qui excitent les passions au dedans de nous, et ceux qui les témoignent au dehors par l’air qu’ils impriment sur le visage.