Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/175

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ciens, c’est qu’elle met une étrange confusion dans toutes les idées de la plupart de ceux qui s’y appliquent. Il ya deux différentes manières de lire les auteurs : l’une très-bonne et très-utile, et l’autre fort inutile, et même dangereuse. Il est très-utile de lire quand on médite ce qu’on lit ; quand on tâche de trouver par quelque effort d’esprit la résolution des questions que l’on voit dans les titres des chapitres, avant même que de commencer à les lire ; quand on arrange, et quand on confère les idées des choses les unes avec les autres ; en un mot, quand on use de sa raison. Au contraire il est inutile de lire quand on n’entend pas ce qu’on lit ; mais il est dangereux de lire, et de concevoir ce qu’on lit, quand on ne l’examine pas assez pour en bien juger, principalement si l’on a assez de mémoire pour retenir ce qu’on a conçu, et assez d’imprudence pour y consentir. La première manière éclaire l’esprit, elle le fortifie et en augmente l’étendue ; la seconde en diminue l’étendue, et elle le rend peu à peu faible, obscur et confus.

Or la plupart de ceux qui font gloire de savoir les opinions des autres n’étudient que de la seconde manière. Aussi, plus ils ont de lecture, plus leur esprit devient faible et confus. La raison en est que les traces de leur cerveau se confondent les unes les autres, parce qu’elles sont en très-grand nombre, et que la raison ne les a pas rangées par ordre, ce qui empêche l’esprit d’imaginer et de se représenter nettement les choses dont il a besoin. Quand l’esprit veut ouvrir certaines traces, d’autres plus familières se rencontrant à la traverse, il prend le change ; car la capacité du cerveau n’étant pas infinie, il est presque impossible que ce grand nombre de traces formées sans ordre ne se brouillent et n’apportent de la confusion dans les idées. C’est pour cette même raison que les personnes de grande mémoire ne sont pas ordinairement capables de bien juger des choses où il faut apporter beaucoup d’attention.

Mais ce qu’il faut principalement remarquer, c’est que les connaissances qu’acquièrent ceux qui lisent sans méditer, et seulement pour retenir les opinions des autres ; en un mot toutes les sciences qui dépendent de la mémoire sont proprement de ces sciences qui enflent, à cause qu’elles ont de l’éclat et qu’elles donnent beaucoup de vanité à ceux qui les possèdent[1]. Ainsi ceux qui sont savants en cette manière, étant d’ordinaire remplis d’orgueil et de présomption, prétendent avoir droit de juger tout, quoi qu’ils en soient très-peu capables, ce qui les fait tomber dans un très-grand nombre d’erreurs.

Mais cette fausse science fait encore un plus grand mal ; car ces

  1. Scientia inflat. 2, Cor, 8, 1.