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PRÉFACE. IX

qu’à notre siècle, néanmoins il serait à souhaiter qu’il n’eût pas attribué aux corps qui nous environnent toutes les qualités sensibles que nous apercevons par leur moyen ; car enfin elles ne sont point clairement contenues dans l’idée qu’il avait de la matière. De sorte qu’on peut dire avec quelque assurance qu’on n’a point assez clairement connu la différence de l’esprit et du corps que depuis quelques années.

Les uns s’imaginent bien connaître la nature de l’esprit ; plusieurs autres sont persuadés qu’il n’est pas possible d’en rien connaître ; le plus grand nombre enfin ne voit pas de quelle utilité est cette connaissance, et pour cette raison ils la méprisent. Mais toutes ces opinions si communes sont plutôt des effets de l’imagination et de l’inclination des hommes que des suites d’une vue claire et distincte de leur esprit. C’est qu’ils sentent de la peine et du dégoût à rentrer dans eux-mêmes pour y reconnaître leurs faiblesses et leurs infirmités, et qu’ils se plaisent dans les recherches curieuses et dans toutes lesseiences qui ont quelque éclat. Étant toujours hors de chez eux, ils ne s’aperçoivent point des désordres qui s’y passent ; ils pensent qu’ils se portent bien, parce qu’ils ne se sentent point ; ils trouvent même à redire que ceux qui connaissent leur propre maladie se mettent dans les remèdes ; ils disent qu’ils se font malades, parce qu’ils tâchent de se guérir.

Mais ces grands génies qui pénètrent les secrets les plus cachés de la nature, qui s’élèvent en esprit jusque dans les cieux et qui descendent jusque dans les abimes devraient se souvenir de ce qu’ils sont. Ces grands objets ne font peut-être que les éblouir. Il faut que l’esprit sorte hors de lui-même pour atteindre à tant de choses, mais il ne peut en sortir sans se dissiper.

Les hommes ne sont pas nés pour devenir astronomes ou chimistes, pour passer toute leur vie pendus à une lunette ou attachés à un fourneau et pour tirer ensuite des conséquences assez inutiles de leurs observations laborieuses. Je veux qu’un astronome ait découvert le premier des terres, des mers et des montagnes dans la lune ; qu’il se soit aperçu le premier des taches qui tournent sur le soleil et qu’il en ait exactement calculé les mouvements. Je veux qu’un chimiste ait enfin trouvé le secret de fixer le mercure ou de faire de cet alkaest par lequel Van Helmont se vantait de dissoudre tous les corps : en sont-ils pour cela devenus plus sages et plus heureux ? Ils se sont peut-être fait quelque réputation dans le monde ; mais, s’ils y ont pris garde, cette réputation n’a fait qu’étendre leur servitude.

Les hommes peuvent regarder l’astronomie, la chimie et presque toutes les autres sciences comme des divertissements d’un honnête homme, mais ils ne doivent pas se laisser surprendre par leur éclat ni les préférer à la science de l’homme. Car, quoique l’imagination attache une certaine idée de grandeur à l’astronomie, parce que cette science considère des objets grands, éclatants et