Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/192

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choses sensibles, parce qu’ils ont fait un usage continuel de leurs sens ; mais ils n’ont point la véritable intelligence des choses qui dépendent de la raison, parce qu’ils n’ont presque jamais fait usage de la leur.

Cependant ce sont ces sortes de gens qui ont le plus d’estime dans le monde et qui acquièrent plus facilement la réputation de bel esprit ; car, lorsqu’un homme parle avec un air libre et dégagé, que ses expressions sont pures et bien choisies, qu’il se sert de figures qui flattent les sens et qui excitent les passions d’une manière imperceptible, quoiqu’il ne dise que des sottises et qu’il n’y ait rien de bon ni rien de vrai sous ces belles paroles, c’est, suivant l’opinion commune, un bel esprit, c’est un esprit fin, c’est un esprit délié. On ne s’aperçoit pas que c’est seulement un esprit mou et efféminé, qui ne brille que par de fausses lueurs et qui n’éclaire jamais, qui ne persuade que parce que nous avons des oreilles et des yeux, et non point parce que nous avons de la raison.

Au reste, l’on ne nie pas que tous les hommes ne se sentent de cette faiblesse que l’on vient de remarquer en quelques-uns d’entre eux. Il n’y en a point dont l’esprit ne soit touché par les impressions de leurs sens et de leurs passions, et, par conséquent, qui ne s’arrête quelque peu aux manières : tous les hommes ne diffèrent en cela que du plus ou du moins. Mais la raison pour laquelle on a attribué ce défaut à quelques-uns en particulier, c’est qu’il y en a qui voient bien que c’est un défaut et qui s’appliquent à s’en corriger, au lieu que ceux dont on vient de parler le regardent comme une qualité fort avantageuse. Bien loin de reconnaître que cette fausse délicatesse est l’effet d’une mollesse efféminée et l’origine d’un nombre infini de maladies d’esprit, ils s’imaginent que c’est un effet et une marque de la beauté de leur génie.

II. On peut joindre à ceux dont on vient de parler un fort grand nombre d’esprits superficiels qui n’approfondissent jamais rien et qui n’aperçoivent que confusément les différences des choses, non par leur faute, comme ceux dont on vient de parler, car ce ne sont point les divertissements qui leur rendent l’esprit petit, mais parce qu’ils l’ont naturellement petit. Cette petitesse d’esprit ne vient pas de la nature de l’âme, comme on pourrait se l’imaginer, elle est causée quelquefois par une grande disette ou par une grande lenteur des esprits animaux, quelquefois par l’inflexibilité des fibres du cerveau, quelquefois aussi par une abondance immodérée des esprits et du sang, ou par quel qu’autre cause qu’il n’est pas nécessaire de savoir.

Il y a donc des esprits de deux sortes : les uns remarquent aisé-