Page:Malebranche - De la recherche de la vérité.djvu/200

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Il est vrai néanmoins que les personnes passionnées nous passionnent, et qu’elles font dans notre imagination des impressions qui ressemblent à celles dont elles sont touchées ; mais comme leur emportement est tout à fait visible, on résiste à ces impressions et l’on s’en défait d’ordinaire quelque temps après. Elles s’effacent d’elle-mêmes lorsqu’elles ne sont point entretenues par la cause qui les avait produites, c’est-à-dire lorsque ces emportés ne sont plus en notre présence, et que la vue sensible des traits que la passion formait sur leur visage, ne produit plus aucun changement dans les libres de notre cerveau, ni aucune agitation dans nos esprits animaux.

Je n’examine ici que cette sorte d’imagination forte et vigoureuse qui consiste dans une disposition du cerveau propre pour recevoir des traces fort profondes des objets les plus faibles et les moins agissants.

Ce n’est pas un défaut que d’avoir le cerveau propre pour imaginer fortement les choses et recevoir des images très-distinctes et très-vives des objets les moins considérables ; pourvu que l’âme demeure toujours la maîtresse de l’imagination, que ces images s’impriment par ses ordres et qu’elles s’effacent quand il lui plaît, c’est au contraire l’origine de la finesse et de la force de l’esprit. Mais lorsque l’imagination domine sur l’âme, et que sans attendre les ordres de la volonté ces traces se forment par la disposition du cerveau et par l’action des objets et des esprits, il est visible que c’est une très-mauvaise qualité et une espèce de folie. Nous allons tâcher de faire connaître le caractère de ceux qui ont l’imagination de cette sorte.

Il faut pour cela se souvenir que la capacité de l’esprit est très-bornée ; qu’il n’y a rien qui remplisse si fort sa capacité que les sensations de l’åme, et généralement toutes les perceptions des objets qui nous touchent beaucoup et que les traces profondes du cerveau sont toujours accompagnées de sensations ou de ces autres perceptions qui nous appliquent fortement. Car par là il est facile de reconnaître les véritables caractères de l’esprit de ceux qui ont imagination forte.

V. Le premier, c’est que ces personnes ne sont pas capables de juger sainement des choses qui sont un peu difficiles et embarrassées. Parce que la capacité de leur esprit étant remplie des idées qui sont liées par la nature à ces traces trop profondes, ils n’ont pas la liberté de penser à plusieurs choses en même temps. Or, dans les questions composées, il faut que l’esprit parcoure par un mouvement prompt et subit les idées de beaucoup de choses, et